
Les nourritures corporelles inspirent à Boris Charmatz une pièce pour quatorze interprètes, entre performance et installation, où l’oralité rejoint le body art.
Nommé à la direction du Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne en 2008, Boris Charmatz y fonde le Musée de la danse, « un espace expérimental pour penser, pratiquer et élargir les frontières de la danse ». Manifeste à l’oeuvre dans ses dernières pièces : Levée des conflits, sculpture mécanique fluide, ou enfant, créé dans la Cour d’honneur du festival d’Avignon en 2011, et qui a connu depuis une belle tournée. « manger tient de l’une et de l’autre, confie le chorégraphe iconoclaste, je voulais complexifier certaines formes chorégraphiques de Levée des conflits tout en retrouvant la densité presque psychologique de enfant. » Pièce d’envergure assurément, dans la lignée des précédentes, cette nouvelle création réunit quatorze interprètes. Entre la performance, individuelle et collective, et l’installation plastique, manger met les pieds dans le plat. « La question de la nourriture, du régime alimentaire, est constitutive de l’identité du danseur, de la façon dont il se façonne, dont il se prépare pour danser. » Boris Charmatz veut donner à voir ce qui travaille les corps et ce qui agit, alors, la danse. Écartons toute ambiguïté : manger ce n’est pas La Grande Bouffe de Ferreri. Pas de noces pantagruéliques ici. Des feuilles de papier jonchent le sol, parsèment le plateau qui fourmille de présences. Elles seront aspirées, mâchouillées, broyées, avalées, régurgitées… Pages blanches sur lesquelles vient s’imprimer la trace des corps. Ce transit incessant produit un chant intérieur. S’ils incorporent, ils ex-corporent en sons, qui deviennent mélopée, et donnent la mesure de ces transformations. Les corps sont caisses de résonance de ces métamorphoses. manger nous projette dans ces dérèglements progressifs et en cascades, au plus près de ce qui s’échange et change les corps, les couche au sol. « Les quatorze interprètes se remplissent à la fois des mouvements, de la nourriture, et d’une oralité, de paroles, de sons, de chants. Ce qui m’intéresse est plus de l’ordre de l’invisibilité : mettre dans la bouche, ingurgiter, faire disparaître, c’est presque de la magie. J’interroge un processus, non de méditation, mais de concentration sur ce qui se passe à l’intérieur de la danse et des organismes, quelque chose qui relève plutôt du body art au sens où on transforme le corps de l’intérieur. » À ce régime-là, le spectateur est pris aux tripes. Pourtant cette dégradation d’anatomies réduites à une mécanique physiologique, ces quasi-mutations, ne marquent aucun irrespect des corps. Plutôt la violence qui leur est faite. manger s’inscrit entre ingérer, fait individuel, et consommer, fait social. « Cet acte relève d’un rapport au réel. On croit manger des chips devant la télé, mais en fait on est en train de digérer les nouvelles du monde. Et la danse a quelque chose à faire avec ce rapport d’incorporation, cette question de ce qui entre dans notre corps de gré ou de force, et nous construit. » Âme et chair. Le plasticien Michel Journiac, figure emblématique de l’art corporel en France, n’a-t-il pas écrit que : « La société nous fabrique un corps » ?
Raymond Paulet
« Corps-Espace-Mises en scène, qui posent de nouvelles normes. Manger donc, à la fois festin orgiaque, humble eucharistie, ou gavage pénible. La bouche, qui n’intervient que rarement en danse, est le centre métaphorique de cette soirée, elle qui symbolise l’existence hybride de l’homme, entre esthétique et instinct : dans la bouche s'amalgament le son et la nourriture. On chante la grande culture et on dévore comme une nature impulsive. »
extraits Deutschlandfunk, KULTUR HEUTE, 24 septembre 2014, Nicole Strecker (Trad.: Françoise Malfroid)
manger de Boris Charmatz du 29 novembre au 3 décembre