
Avec Vincent Macaigne, le théâtre se doit d’être en état de « sur-vie ». Sept ans après une première adaptation de L’Idiot, il reprend le roman de Dostoïevski comme une « matière vivante », dont l’énergie reste infiniment présente.
ENTRETIEN AVEC VINCENT MACAIGNE
En 2009, vous avez créé la première version de L’Idiot. Quel lien maintenez-vous avec le roman de Dostoïevski dans cette nouvelle version?
VINCENT MACAIGNE: À l’époque de la création, il y a sept ans, nous avions fait un mois de lecture de l’intégralité du roman, tous ensemble. Nous respections toutes les indications données dans le texte. Quand Dostoïevski écrivait « il crie », on criait, « il chuchote », on chuchotait… ce qui fait que, finalement, on hurlait tout le temps (rires). Nous sommes donc partis du roman, comme d’une sorte de « bible », et avons tracé notre propre ligne de route. Je pense que le spectacle reste bien en-dessous de la violence du livre, en-dessous de la folie, de l’humour aussi, du roman. Mais on essaye de tendre vers cette sorte d’escalade de folie, cette énorme vague, qui n’a pas vraiment de mesure logique. On peut se demander comment l’auteur a pu écrire autant de choses, avec autant de démesure, avoir une idée aussi démesurée du monde.
De quel monde parle-t-il?
V.M. : Le roman a été écrit à une période de l’histoire marquée par des découvertes technologiques, une période où émergeaient beaucoup d’idées, des idées politiques comme le crédit, le socialisme, le capitalisme. C’était une sorte de grand trouble. L’Idiot est comme rempli de toutes ces idées-là, de tous ces espoirs, ces prémices de pensées. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, cette période touche à sa fin. Mais je ne cherche pas pour autant à moderniser ce roman publié en 1869, je le vois plutôt comme une sorte de parole, comme un frère qui serait là, vivant. Pour moi, le roman est une sorte de matière vivante, une parole vivante. Dostoïevski nous a parlé et il est aussi vivant qu’une présence réelle. J’essaye d’en faire quelque chose de totalement présent pour moi. Pas d’actuel. De présent.
Pourquoi reprendre ce spectacle sept ans après?
V. M. : Je pense qu’il contient une sorte de violence politique, un avis sur le monde, sur ce que veut dire se battre, avoir de l’espoir… des propos que j’avais besoin de réentendre, ne serait-ce que pour continuer à faire du théâtre. J’ai besoin de retrouver le jeune homme que j’étais et d’infliger ce jeune homme-là, à nouveau, à la troupe avec laquelle je travaille depuis toujours. Comme pour dire : on a été ça, on a pensé ça, qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Comment « ça » doit se nourrir, enfler, se détruire, nous redonner de la force, ou pas ? Nous avons un peu vieilli, gagné des choses, nous en avons perdu d’autres. Nous devons nous livrer à nous-mêmes une sorte de bataille pour continuer à avoir l’espoir de faire des choses. Notre énergie n’est pas reconductible à l’infini, celle qui nous porte aujourd’hui ne sera pas là toute notre vie. C’est peut-être pour cela aussi que nous reprenons le spectacle, pour nous prouver à nous-mêmes que nous avons encore l’énergie nécessaire et pour dire « Après ça, il faut s’enterrer ».
Cela peut paraître mystérieux, mais c’est aussi le propos du roman. Votre théâtre est-il celui de la démesure?
V. M. : Je trouve que le théâtre, à certains moments, s’est un peu trop restreint, que le théâtre public est là aussi pour faire de grands tours de magie. On pourrait avoir une discussion de politique culturelle sur ce sujet. Il est fondamental, pour moi, de défendre cette idée, de dire que l’on peut faire de grands spectacles où il y ait une forme de magie, de démesure. Cela demande beaucoup d’énergie, beaucoup d’efforts, ce n’est pas un caprice d’enfant gâté. Au Théâtre de la Ville, il y a plein de spectacles qui racontent ça. Je trouve très important que les gens voient quelque chose d’exceptionnel. Je pense que, quand on fait un spectacle, on le fait pour être plus grand que soi-même, y mettre plus de vie, être en état de « sur-vie ». Lorsque je fais un spectacle, j’essaye d’ouvrir mes bras, comme un besoin d’étreinte. Cette étreinte-là, elle peut paraître dégoûtante à certains, mais c’est quelque chose de pur en moi et je crois qu’il en est de même pour le public. Le moment du spectacle est un moment de vie. Tout est fait pour préserver ce moment de vie, pour faire émerger des pensées, engendrer une énergie, une joie… L’Idiot est un roman très, très noir, une sorte d’immense lac noir, une sorte de glu. Mais, dans cette glu, il y a un énorme espoir de guerre. Dans le dernier monologue, le Prince Mychkine dit : « Moi, je parle, je sais que cela ne sert à rien, que vous allez me prendre pour un fou. Ce que je suis est démesuré. Je dois faire trop de gestes ridicules, cela n’a aucun sens, ce n’est pas carré, ce n’est pas bien fait, mais, si je ne parle pas, cela voudra dire que toute notre vie, toute notre existence, notre combat, n’aura pas eu de sens ». Et je trouve que ça, ça parle du théâtre.
Propos recueillis par Christophe Lemaire pour le Théâtre de la Ville, mai 2014
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