Billet de blog 24 janvier 2013

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La tragédie portée au présent

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Illustration 1
Tendre et cruel © Theo/Synchro X

Les dramaturges grecs furent les maîtres des fables. Un fabuleux trésor qu’auteurs contemporains, metteurs en scène et acteurs continuent d’explorer. D’une pièce de Sophocle réécrite par Martin Crimp, Brigitte Jaques-Wajeman tire des fils où politique et intimité se nouent et s’opposent.
Avec Tendre et cruel, Martin Crimp réécrit avec une extrême fidélité une très belle tragédie de Sophocle, Les Trachiniennes, et la porte entièrement au présent. Il retrouve la longue tradition des auteurs qui s’emparent au fil des siècles de thèmes et de mythes antiques et les traitent à la mesure de la plus proche actualité ! Les dramaturges grecs sont les maîtres des fables. Ils nous offrent un fabuleux trésor d’histoires où politique et intimité se nouent et s’opposent de la façon la plus mystérieuse. Nous n’avons pas fini de les explorer. Crimp le fait d’une façon magistrale.
La guerre et l’amour sont au coeur de cette pièce éminemment politique : la guerre entre les sexes et les nouvelles formes de la guerre contemporaine aux masques multiples. Tout le génie de cette adaptation tient à la manière dont le militaire et le civil, le bourreau et la victime, l’amour et la mort vont se confondre ici si bien qu’aucune zone n’est finalement tenue à l’écart de l’horreur. L’éclatement des frontières de la brutalité est en effet ce qui affleure dans Tendre et cruel, bien qu’aucun acte de violence n’y soit commis.


La tragédie de Sophocle met en scène l’histoire douloureuse de Déjanire, exilée à Trachis avec ses enfants, dont son fils aîné Hyllos. Épouse délaissée d’Héraclès, Déjanire se plaint au choeur des Trachiniennes : on l’oblige à accueillir dans son palais une jeune femme qu’elle prend en pitié d’abord, mais dont elle apprend qu’elle est la nouvelle épouse du héros. Pour la conquérir, Héraclès a tué ses parents et massacré une ville entière. Déjanire envoie alors à son mari une tunique trempée dans le sang du centaure Nessos. Elle espère retrouver son amour grâce à ce qu’elle croit être un philtre d’amour. Mais le philtre s’avère fatal. Héraclès se meurt. La tunique déverse du poison dans ses entrailles. Déjanire se tue et le dernier acte nous montre Héraclès, hurlant de douleur.


Martin Crimp suit la structure de la tragédie et trouve une équivalence contemporaine à chacun de ses personnages : il se saisit du redoutable guerrier antique, pour en faire, dans Tendre et cruel, Le Général, au service d’une puissance occidentale, poursuivi pour crimes contre l’humanité. Bourreau san guinaire et victime sacrificielle, il arrive sur la scène à la fin de la pièce dans un état pi toy able. Déjanire devient Amelia, l’épouse du Général ; autrefois belle et désirée, elle est aujourd’hui une femme seule, vieillissante. Réfugiée dans un appartement, près d’un aéroport – saisissante transposition de l’exil de Sophocle – mis à disposition par le gouvernement, depuis que son mari est accusé de crimes de guerre, elle ne sait rien ou ne veut rien savoir des activités brutales du Général. Elle l’aime. Elle se plaint à un choeur de jeunes femmes formé d’une gouvernante, d’une physiothérapeute et d’une esthéticienne. Bienveillantes, mais peu concernées.
La mise en scène s’ordonnera autour de cette femme blessée, de ce qu’elle vit, de son abandon, de son angoisse, dans une suite d’hôtel sans âme, aménagée pour un séjour indéfini. Elle se croit à l’abri, mais la violence du monde la rejoint, inexorable, et la pousse au meurtre et au suicide. Son mari est le soldat qu’on envoie sur une opération après l’autre, nous dit-elle avec une étrange lucidité, « dans le but – le but déclaré – d’éradiquer le terrorisme : sans comprendre que plus il combat le terrorisme plus il engendre le terrorisme – et même invite le terrorisme – qui n’a pas de paupières – dans son propre lit. » Le lit d’Amelia sera le théâtre dans lequel va se jouer la tragédie de Martin Crimp.


Brigitte Jaques-Wajeman

* Je remercie Alice Zeniter et Arielle Meyer, très admiratives de Martin Crimp, qui m’ont inspiré quelques-unes de leurs belles analyses.

Tendre et cruel de Martin Crimp
du 5 au 21 février aux Abbesses

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