
Le Samoan Lemi Ponifasio, aujourd’hui installé en Nouvelle-Zélande, questionne d’un spectacle à l’autre les effets pervers de la modernité. L’omniprésence d’une société de contrôle est au coeur de sa nouvelle création.
On sait tout ce que la danse contemporaine doit à des plasticiens d’origine : qu’il suffise de mentionner ici Robert Wilson, Jan Fabre, ou encore Tadeusz Kantor. Avec Lemi Ponifasio, c’est un tout autre background qui fonde l’origine : il a en effet suivi une formation en philosophie et en science politique, avant de créer en 1995 un collectif d’artistes baptisé MAU, ce qui signifie « ma destinée », mais reprend aussi le nom d’un ancien mouvement indépendantiste samoan. Car telle est la culture dont est issu Lemi Ponifasio. Né dans un village au bord de l’océan Pacifique, sur l’une des deux îles principales des Samoa occidentales (indépendantes depuis 1962), il s’est exilé à Auckland, en Nouvelle- Zélande, où il vit et travaille aujourd’hui, sans rien renier de ses sources. Fin connaisseur de la culture polynésienne, il envisage aujourd’hui, nous dit-il, la création d’une université à Samoa. Dans Tempest : without a body, le spectacle qui l’a fait connaître au Théâtre de la Ville, en janvier 2010, la présence sur scène d’un chef maori (un temps suspecté de terrorisme, puis relâché par la police néo-zélandaise, faute de preuves) fut particulièrement remarquée. Que l’on n’imagine pourtant pas Lemi Ponifasio en prosélyte d’une cause. « Le théâtre est lié à la poésie et n’a rien de précis à exprimer »; nous avons au contraire « besoin de silence pour nous extraire de la confusion que crée la propagande de l’information. Cela fait beaucoup trop de bruit, et on s’y accoutume comme s’il s’agissait d’une drogue. Nous devons être capables de porter attention au présent. Je veux projeter le spectateur dans son propre silence, dans le sens même qu’il donne à son existence… Qu’il contemple la place qu’il a dans l’univers. » Cela n’est pourtant pas synonyme de désengagement. Face au système politique, qu’il qualifie sans fard de « système de gangsters », Lemi Ponifasio en appelle à la faculté individuelle et collective d’assumer la responsabilité de nos actes. Si ce monde est en crise, il nous faut « changer de culture. Les artistes sont comme des philosophes qui doivent aider à cette transformation, nous ne sommes pas les pourvoyeurs d’un marché du divertissement ! Si une pièce ne fait pas évoluer votre regard sur le monde, ce n’est pas de l’art. » Pour Birds with Skymirrors, présenté au Théâtre de la Ville en novembre 2011, Lemi Ponifasio était parti de l’image, pour le moins insolite dans le contexte d’une île du Pacifique, d’oiseaux transportant dans leur bec des bandes magnétiques pour bâtir leur nid. De cette vision, Lemi Ponifasio avait fait un prégnant tableau mouvant, en un rituel de corps-sémaphores, qui invitait à questionner nos rapports à la nature face à la dégradation croissante de notre planète. Chacun de ses spectacles nous plonge ainsi dans un univers où se croisent les humains, les oiseaux, les dieux, le chant, des figures animales et la présence des ancêtres, le tout fondu dans le creuset d’une esthétique contemporaine, qu’on pourrait curieusement qualifier de « maelström contemplatif ».
The CRIMSON HOUSE, sa nouvelle création, part d’un conte fondateur de la civilisation samoane, et se questionne : comment l’humanité s’est-elle laissé déposséder du savoir que lui a confié un Dieu géniteur, pour s’en remettre aux dispositifs technologiques d’une société de contrôle qui semble garder en permanence un oeil suspicieux sur le moindre de nos faits et gestes ? Pour reprendre en mains le cours de notre destinée, Lemi Ponifasio n’hésite pas à parler de la nécessité d’une « conscience cosmique ».
Jean-Marc Adolphe
The CRIMSON HOUSE création du 1er au 6 avril