Billet de blog 24 avril 2014

amosca@theatredelaville.com

Abonné·e de Mediapart

L'expérience du temps

Avec les musiciens de l’ensemble Ictus et les interprètes de Rosas, Anne Teresa De Keersmaeker explore les « virtualités dansantes » de Vortex Temporum, une composition de Gérard Grisey considérée comme une oeuvre-clé de la musique spectrale.

amosca@theatredelaville.com

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Herman Sorgeloos

Avec les musiciens de l’ensemble Ictus et les interprètes de Rosas, Anne Teresa De Keersmaeker explore les « virtualités dansantes » de Vortex Temporum, une composition de Gérard Grisey considérée comme une oeuvre-clé de la musique spectrale.
Vortex Temporum (1994-1996) est l’une des oeuvres-clés de la musique spectrale, une oeuvre de maturité, aussi raffinée que rigoureusement construite, du compositeur français Gérard Grisey. Qu’est-ce qui vous a spécifiquement intéressée dans Vortex?
ANNE TERESA DE KEERSMAEKER : Je suis fascinée par la façon dont cette musique compose le temps, comment elle passe d’un temps codé, régulier, pulsé, à une sorte de temporalité liquéfiée où la pulsation vacille et se dissout. L’espace sonore de Vortex est aussi vaste dans le registre de ses raffinements qu’extrême dans ses contrastes. J’y entends une surabondance de mouvements, avec de puissantes contractions et dilatations de l’expérience du temps. Cette musique ouvre à la danse un immense champ de possibilités, qui tiennent à sa magnifique construction mathématique abstraite, qu’on ne découvre qu’en lisant la partition. Elles tiennent par ailleurs à l’interprétation elle-même, dans sa dimension véritablement gestuelle, à sa physicalité instrumentale, qui exacerbe la relation entre le corps du musicien et son instrument, mettant à nu la part brute et matérielle des actions en jeu dans la production du musical. Dans Vortex j’aime tout particulièrement le fait que cette intensité du geste est d’emblée pensée comme un élément central de l’écriture. L’effort de composition vise ici à forger une expérience d’écoute, comme si l’on avait pénétré par une fissure microscopique dans l’univers des sons pour mieux voir les gestes qui les produisent. Ce qui m’a toujours poussée à inviter des musiciens pour des performances live, c’est qu’au fond j’adore les regarder, j’adore être là, tout près d’eux, tandis qu’ils jouent ! Le mouvement de danse matérialise l’énergie de la musique, l’envoie au regard et à l’imaginaire kinesthésique du public.
Les danseurs, en somme, tracent pour le public la fenêtre par laquelle la musique lui parviendra, filtrée par le mouvement. Quels sont les critères que vous utilisez pour apparier danseurs et instrumentistes?
A. T. DE K. : Il s’agit de chorégraphier mon expérience de cette musique. Que le public en perçoive les virtualités dansantes. […] Nous avons passé beaucoup de temps, avec les danseurs, à regarder les musiciens jouer Vortex. Lorsque nous observons la musique, nous tentons de saisir les qualités dansées qui en émanent. […] Je cherche des correspondances intuitives. Toutes sortes d’alliances sont bien sûr possibles entre danseurs et instruments, mais certaines connexions offrent des combinaisons d’énergies physiques particulièrement efficaces : connexions entre le rôle d’un instrument et certains idiomes dansés, ou certains corps dansants, et même, pourquoi pas, des connexions entre certains individus pris pour ce qu’ils sont, tels que la danse et le jeu instrumental les révèlent.
Comment distribuez-vous le regard et l’écoute, la danse et le jeu instrumental, les danseurs et les musiciens – et comment cela configure-t-il l’espace?
A. T. DE K. : Il s’agit entre autres de distinguer des premiers plans et des arrière-plans, concrètement dans l’espace, et métaphoriquement dans l’attention du spectateur. De mes sessions de répétitions avec Björn Schmelzer pour Cesena, j’ai retenu l’importance du travail en cercle. Les modèles à l’oeuvre dans la musique de Vortex invitent la danse à développer des cercles et des spirales. […] Le modèle géométrique qui gouverne l’occupation de l’espace se compose ici de cinq cercles connectés au cercle principal, que je fais correspondre aux six instruments de la partition. En outre, je focalise mes recherches sur la notion de centre mobile, seul point d’apaisement des tourbillons, et sur les mouvements d’ouverture et de fermeture dans l’espace, correspondant aux mouvements musicaux de contraction et d’expansion du temps.
Extraits d’un entretien réalisé par Bojana Cvejić
pour MonnaieMuntMagazine n° 22, sept.-nov. 2013

Vortex Temporum du 28 avril au 7 mai

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.