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Avec Gala, Jérôme Bel poursuit sa patiente déconstruction de la représentation institutionnelle de la danse, moins attaché à en détruire les dogmes qu’à en interroger les absences, les silences fortuits et les oublis volontaires. Après y avoir fait monter des handicapés mentaux (Disabled Theater), puis des spectateurs (Cour d’honneur), le chorégraphe offre à nouveau la scène à ceux qui en sont généralement écartés, ici un groupe d’amateurs rendus à leur amateurisme, au sens fort de pratique amoureuse de l’art. Sa lutte contre la grande exclusion du spectacle y prend la forme d’un gala, d’une célébration collective non professionnelle, sapant l’autorité du « bien danser » au profit du pur plaisir de se produire. De ces corps novices, Gala explore la plasticité physique et intellectuelle, en mobilisant leur désir de s’exprimer par la danse et leur capacité à incarner, même a minima, un savoir chorégraphique.
Inspirée par l’expérience d’un workshop avec des amateurs de Seine-Saint-Denis, la pièce explore une voie alternative aux canaux officiels de l’art chorégraphique. Le choix de la forme du gala, parent pauvre du spectacle pro, met ainsi à l’honneur la simplicité d’exécution de la danse domestique, celle que l’on peut pratiquer chez soi, sans maîtrise, ni technique, au sacrifice assumé de l’intérêt proprement esthétique. Venus avec leurs habits de fête, piochés dans leurs garde-robes personnelles, les danseurs s’approprient ce lieu de pouvoir qu’est la scène et en défont en quelque sorte l’autorité. Rendu à sa nudité, comme dans tous les spectacles de Jérôme Bel, le plateau se présente comme un vide à investir pour ces interprètes improvisés. Dans ce lieu neutralisé, la représentation de leurs savoirs intuitifs et de leurs gestes bricolés illustre l’idée d’une « égalité des intelligences », théorisée par Jacques Rancière dans Le Maître ignorant, en la déplaçant dans le champ de la danse : au même titre qu’il n’y a pas plusieurs façons d’être intelligent, Gala postule une continuité entre toutes les manières de danser. Jérôme Bel discrédite du même coup la réduction de l’amateur à sa prétendue impotence, à sa définition comme figure imparfaite et affadie du spécialiste, pour valoriser son potentiel chorégraphique…
[…] Dans ce dispositif collectif, la danse est donc ramenée à sa pratique politique et sociale, à sa capacité à fédérer des communautés éphémères. Mais là où la formation académique tend à créer de l’homogénéité, une uniformisation des comportements, le groupe d’amateurs révèle à travers sa maladresse générale les singularités de chacun de ses membres. Sa désynchronisation fait ainsi émerger des personnalités fortement différenciées qui se traduisent par des variations de rythme, d’amplitude, de grâce ou d’énergie. Les danseurs professionnels eux-mêmes, perturbés dans leur confort de techniciens, font l’épreuve d’un désapprentissage, se défont peu à peu de leurs automatismes, pour redécouvrir le plaisir nu de danser. À travers la démonstration de corps simplement mus par une volonté de se produire, d’être leur propre production, Gala pose en filigrane la question du primum movens, de l’impulsion chorégraphique, de l’enfance de la danse. Si celle-ci est une aptitude naturelle, expression simple du rapport de notre corps au temps et à l’espace dont l’art n’est que la forme sophistiquée, l’excuse du « je ne sais pas danser » ne tient plus. Pour Bel, comme pour Rancière, la valorisation d’un savoir intuitif et inconsciemment absorbé, qui met l’intelligence au service de la volonté, est capable de désinhiber les désirs de danser, Gala finissant par se lire comme un manifeste hédoniste pour une danse décomplexée.
Florian Gaité (extraits)
Gala de Jérôme Bel du 30 nov. au 2 déc au Théâtre de la Ville