
Rien qu’eux deux, et il n’y a pas plus grande densité. María Muñoz et Pep Ramis ont la science des aguets, l’acuité des gestes profondément enracinés et la délicatesse aussi de ne jamais brusquer les choses. Ensemble, ils ont créé en 1989 la compagnie Mal Pelo. Ensemble, ils ont donné vie à un lieu de travail, L’animal a l’esquena, dans l’arrière-pays catalan, où ils cultivent leur poésie loin de l’agitation urbaine. Ensemble, on les retrouve en duo dans la géographie intime du CINQUIÈME HIVER, poème de corps et de présences, de regards et de touchers, de silences et de bruissements. L’espace est entièrement immaculé, d’un blanc clinique, désertique, paysage sans aspérité où seul est dressé un mystérieux haut-parleur. Tout de noir vêtus, María Muñoz et Pep Ramis vont pleinement habiter cet espace a priori inhospitalier. Pour les accompagner dans ce voyage intérieur, seuls résonnent de temps à autre deux chansons d’Alia Sellami sur des textes d’Erri de Luca, la voix du cantaor flamenco Niño de Elche et le souffle d’Israel Galván, le tout magnifiquement sonorisé par Fanny Thollot.
Sans fioritures inutiles, avec une musicalité infusée dont avait déjà fait preuve María Muñoz dans un solo, Bach, conduit à fleur de peau 1, la danse émerge dans une sorte d’absolue sincérité, en toute plénitude. Comme dans la vie, il y a des griffures et des caresses, et tout ce que deux êtres qui s’aiment peuvent partager, une extraordinaire tendresse polie par le temps, et que la danse en compagnie, sans doute, a su tenir en éveil. Quel est alors ce « cinquième hiver » que traverse le duo María Muñoz/Pep Ramis? Ils ne le disent pas, la poésie n’a pas besoin d’explications… Mais au détour d’une conversation avec les deux chorégraphes, on mesure combien la crise économique qui a secoué l’Espagne les a affectés au quotidien, dans l’essence même de leur travail. Des budgets en berne, des subventions considérablement réduites… « Le plus dur, confie María Muñoz, a été de devoir se séparer de gens avec qui on travaillait depuis des années… » Bien sûr, LE CINQUIÈME HIVER ne dit rien de cette situation qu’il a fallu éprouver et endurer. On sent pourtant, comme en filigrane, le poids d’une lassitude, la prégnance d’une fragilité. Mais la danse peut être une alchimie. Au creux de l’hiver, quelle que soit la rudesse du temps, María Muñoz et Pep Ramis font naître un dialogue lumineux et généreux. Et leur duo, comme un feu qui veille dans la cheminée de l’être, a quelque chose de singulièrement réconfortant.
Jean-Marc Adolphe
1. Le solo Bach a été présenté au Théâtre des Abbesses en juin 2013.
Le Cinquième Hiver de Maria Muñoz et Pep Ramis du 24 au 30 novembre aux Abbesses