
Prélude à la dictature de Pinochet, la mort du président chilien Salvador Allende dans son palais assiégé, le 11 septembre 1973, en a fait une icône et un martyr. Mais ignorant la nostalgie et ne refusant pas la provocation, Marco Layera et les jeunes acteurs de La Re-sentida imaginent une fiction impertinente qui transpose avec insolence le passé dans le présent.
Le 11 septembre 1973, nombreux sont ceux qui, en France, en Europe ou dans le monde, furent émus aux larmes en apprenant que Salvador Allende s’était donné la mort dans le palais présidentiel de la Moneda à Santiago. Il était devenu pour eux le symbole d’une possibilité d’imaginer un autre socialisme, issu d’un vote populaire démocratique. Après l’échec en 1968 du socialisme à visage humain qu’Alexander Dubcek avait essayé d’installer en Tchécoslovaquie au moment du Printemps de Prague, le Chili d’Allende apparaissait aux yeux des progressistes du monde entier comme une tentative qui relançait le rêve d’une alternative moderne au capitalisme et à l’impérialisme. Ce président devenait, par son refus d’un exil en terre étrangère et par le sacrifice de sa propre vie qui en a découlé, un martyr et une icône. Statue du commandeur, fantôme omniprésent, son ombre portée est toujours présente, positivement présente pour tous ceux qui espèrent, quel que soit le continent dans lequel ils vivent, une nouvelle alternative à un impérialisme économique de plus en plus libéral. Mais cette ombre portée pèse sans doute encore très lourdement au Chili et ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, quarante ans après les faits historiques, se font jour un questionnement, une interrogation, une tentative d’analyse sur ce qu’il faut bien appeler un échec et que les années de gouvernement du dictateur- général Pinochet ont bien sûr empêché. Après une transition démocratique qui, pour se faire sans drame, a dû « oublier », « dissimuler » la tragédie née de cet échec, une nouvelle génération de Chiliens a le désir de secouer la poussière, de faire un bilan, de faire entendre sa voix et ses réflexions pour parler aujourd’hui des conséquences des événements, que cette génération n’a pas vécus, qui pèsent encore comme un fardeau dans le quotidien et l’imaginaire du peuple chilien.
C’est ce questionnement que la compagnie de théâtre chilienne, La Re-sentida (Le Ressentiment), dirigée par le metteur en scène Marco Layera, a décidé de présenter sur un plateau de théâtre, sans tabous, sans révérence particulière, sans non-dits, avec les armes d’un groupe d’acteurs totalement engagés dans un processus de mise en abîme, qui transporte avec insolence le passé dans le présent, qui ignore la nostalgie paralysante, qui ne refuse pas la provocation. Visiblement mal à l’aise dans un Chili qui semble les étouffer, ces jeunes acteurs aspirent à soulever un courant d’air bénéfique qui libérera les esprits.
Derrière ce qui peut apparaître comme une provocation douloureuse, on peut aussi entendre cette phrase du président Salvador Allende prononcée dans son dernier discours à la radio ce 11 septembre terrible de 1973: « L’Histoire est à nous, c’est le peuple qui la fait. » Mais, semblent dire Marco Layera et sa troupe, c’est un peuple qui a les yeux grands ouverts, capable de se retourner sur son passé et de faire de son histoire une fiction fantaisiste, explosive, brutale, impertinente qui ne peut laisser indifférent.
Jean-François Perrier
La Imaginacíon del futuro du 3 au 11 décembre au Théâtre des Abbesses