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Rapatrié dans l’enceinte du théâtre par Christine Letailleur, le roman de Choderlos de Laclos s’y déploie avec une incroyable et troublante évidence. Parce que plus encore que l’action somme toute répétitive (les coucheries, les tromperies, les adultères), ce sont les mots qui sont le nerf de ce diabolique récit. Ces mots qu’échangent à flux constant la marquise de Merteuil (Dominique Blanc) et le comte de Valmont (Vincent Perez), soudés par un pacte dont eux seuls connaissent les termes, ces mots, donc, sont des armes vénéneuses, imbibées d’un poison sans remède. Dans un décor à deux étages qui expose autant qu’il occulte celles et ceux qui l’habitent, le traversent ou le hantent de nuit comme de jour, le va-et-vient des personnages s’accomplit au rythme de la parole. Lettres échangées avec frénésie, face-àface colériques ou feutrés, révélations, injonctions, suppliques, menaces, prières… Le verbe, ici rebondi de la page à la scène, est un protagoniste qu’il convient de ne jamais lâcher du regard. Par lui, se profile le pire de ce que les humains sont capables d’accomplir. Car au-delà du complot intime qui se trame entre deux ex-amants en mal d’aventures pimentées, on entend peu à peu s’élever une chanson dont le refrain a de quoi inquiéter. Cette chanson raconte la transformation insidieuse d’un jeu de séduction en véritable champ de massacre. Elle met en perspective les rouages qui font d’un défi amusé, inconséquent, volage, une guerre aveugle, vouée à buter sur son point de non-retour, laissant derrière elle un sol jonché de cadavres. Il y a dans la confrontation entre Merteuil et Valmont une radicalisation effrayante. Où les mène-t-elle ? À l’absolu. C’est ce pas en avant fatidique, le pas de trop, que Christine Letailleur scrute avec vigilance. Personne n’en sortira indemne. Ni Merteuil, ni Valmont, ni celles et ceux sur qui s’exerce leur cruauté. Détruire à en perdre la tête, jusqu’à se détruire soi-même. Cela fait froid dans le dos.
Joëlle Gayot
Les Liaisons dangereuses du 2 au 18 mars au Théâtre de la Ville