
Nietzsche, Wagner, et… Jan Fabre. L’artiste anversois poursuit une ligne de faille sur laquelle, depuis les années 1980, il construit son esthétique.
Début 1982. Jan Fabre, 24 ans, est loin d’être l’artiste international qu’il est aujourd’hui devenu. Mais il est à New York, où il a déjà séjourné en 1980 et 1981. Y fait quelques performances, rend visite à la Factory d’Andy Warhol, se fait agresser au milieu d’une rue, etc. Et le 23 mai 1982: « J’ai rencontré Hugo de Greef, le directeur du Kaitheaterfestival à Bruxelles. Nous avons conclu un excellent marché. Je lui ai donné mon script de C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir et en échange, il m’a donné une cartouche de cigarettes Belga. Entre nous, le courant passait. Nous verrons ce que nous réserve l’avenir. Aura-t-il le cran nécessaire pour présenter mon oeuvre dans ce petit pays de cons conservateurs? ». Cinq mois plus tard, la « pièce », d’une durée de huit heures, voit le jour à Anvers. Et lancera la réputation de Jan Fabre sur les scènes internationales. Dans le journal* qu’il a tenu, sans discontinuer, de 1978 à 1984, Jan Fabre narre six années de genèse, dans l’antichambre des créations (« Répéter consiste à supprimer les valeurs esthétiques et morales »), entre considérations intempestives (cette première note, de 1978 : « La beauté: le vaudou qui guérit le corps et l’empoisonne ») et archives du corps (« Je suis l’incarnation d’une gloire passée »). Un Journal de nuit écorché, récalcitrant, hérétique, visionnaire, comme l’est Jan Fabre.
Avec une dizaine d’interprètes, il se lance aujourd’hui dans la création de Tragedy of a Friend ship, méditation sur la relation entre le philosophe Nietzsche et le compositeur Wagner. Fouillant ses intimes dualités, Jan Fabre creuse les déchirements qui traversent tout créateur, tiraillé entre l’aspiration à la transcendance et la tentation du profane, entre l’attrait pour la réflexion spéculative et les appels de l’intuition. Une ligne de faille qui n’a cessé de travailler au corps, depuis les années 1980, toute l’oeuvre de Jan Fabre.
Jean-Marc Adolphe
* Jan Fabre, Journal de nuit, L’Arche éditeur, 2012, 238 pages, 22 €.