
Go Down, Moses, nouvelle création de Romeo Castellucci, poursuit l’aventure théâtrale initiée avec Le Voile noir du pasteur d’après l’oeuvre de Nathaniel Hawthorne. S’inspirant entre autres de la Bible, de William Faulkner, Frank Kafka ou Sigmund Freud, ce spectacle interroge, à travers la figure complexe de Moïse, l’impossibilité de toute représentation.
Comment représenter l’invisible? Cette question qui hante littéralement l’oeuvre de Romeo Castellucci explique pourquoi dans les spectacles de ce metteur en scène et plasticien l’image parfois fulgurante surgit en quelque sorte pour s’annuler. C’est un passage, une étoile filante ou au contraire quelque chose qui persiste, imprimé quelque part au-delà de la rétine dans l’intériorité du spectateur. Castellucci parle à ce propos d’« images à l’état de fuite ». Son théâtre met ainsi en jeu une tension qui ne cesse de s’intensifier entre deux extrêmes, le trou noir où tout s’absorbe et la lumière aveuglante. « Le noir est ma boule de cristal. Du noir seul je vois de la vie sortir. » Ces mots d’Henri Michaux, Romeo Castellucci pourrait les reprendre à son compte. Même si c’était plutôt du côté de Malevitch et de son Carré noir que gravite depuis quelque temps l’aventure poursuivie par le metteur en scène. Ce questionnement de la nature profondément paradoxale de l’icône est au coeur du cycle initié avec Le Voile noir du pasteur, d’après le récit de Nathaniel Hawthorne, et se perpétue aujourd’hui avec Descends, Moïse !
Comme son titre l’indique, cette nouvelle création s’articule autour de la figure éminemment complexe de Moïse à travers les interprétations qu’en ont données aussi bien Franz Kafka que Sigmund Freud sans oublier les spirituals américains et le roman de William Faulkner justement intitulé Descends, Moïse !
Mais la source essentielle est bien sûr le récit biblique de l’Exode où apparaît pour la première fois le personnage de Moïse. Descendu du Sinaï où il est resté quarante jours et quarante nuits à parler avec Iaveh, Moïse provoque l’effroi des siens par le rayonnement éblouissant de la peau de son visage. Aussi, après leur avoir parlé, il se couvre d’un voile. Pour Castellucci ces versets de la Bible renvoient évidemment au paradoxe de la représentation, l’image étant selon lui « seulement la peau de ce qui est caché ». De nombreux traits font de Moïse une figure composite. Il n’est pas franchement content d’avoir été choisi pour emmener son peuple hors d’Égypte. En plus il n’aime pas parler en public – ce qui est quand même gênant pour un prophète : « J’ai la bouche lourde et la langue gourde », explique-t-il à Dieu. Il obéit à contrecoeur. La route vers la terre promise est semée d’épreuves. Ayant douté de la parole de Dieu, il sera seulement permis à Moïse d’apercevoir le pays où il mène les siens, mais il mourra avant de l’atteindre. Qu’il ait pu douter est sans doute un des paradoxes les plus intrigants concernant un fondateur de religion à qui la divinité s’adresse régulièrement et qui la voit à plusieurs occasions face à face. À quoi s’ajoute le fait que ce commerce répété avec son Dieu se double de l’interdiction rigoureuse de toute représentation du divin. Il y a là une énigme qui passionne justement Romeo Castellucci dans la mesure où ce qui est là en question, c’est le statut même de l’icône. Statut que son théâtre ne cesse d’interroger dans sa quête impossible d’un au-delà de l’image, fusion autant que tension entre la plus grande luminosité et l’obscurité la plus opaque, à la recherche de ce que Malevitch désignait comme « la représentation authentique et réelle de l’infini ».
Hugues Le Tanneur