Cédric Lépine : Pouvez-vous expliquer ce qui vous a conduit à écrire ce nouveau roman graphique dont le récit précède Sous les bouclettes ?
Mélaka : En fait, je m’entraîne à faire de la BD depuis toujours… sur les bouquins de ma mère, entre autre. J’ai grandi avec ses romans, j’étais sa première lectrice, et j’ai toujours rêvé d’en adapter certains en BD. Et justement, parmi mes préférés, il y avait ces trois-là — La Vie en Rose, Soleil Rose et La Rose et l’Olivier — qu’elle a écrits à la fin des années 1990, publiés chez Grasset au début des années 2000. J’avais cette envie depuis longtemps, mais je ne me sentais pas encore prête graphiquement. C’est mon album précédent, Sous les bouclettes, qui m’a permis de franchir le cap. Il parlait déjà d’elle, de sa fin de vie. Ça m’a replongée dans son univers pendant des mois… et forcément, ça a réveillé cette envie de continuer. C’est une manière de la faire revivre, de prolonger son œuvre à travers mon dessin. Elle est décédée en 2015, mais aujourd'hui, malgré sa disparition, on continue de créer ensemble...
Cédric Lépine : Quelles ont été vos sources d'informations pour reconstituer toute cette histoire : avez-vous eu à faire de nombreuses recherches ?
Mélaka : J’ai fait pas mal de recherches, oui, surtout pour les décors — Beyrouth avant la guerre, c’était très différent d’aujourd’hui —, les voitures, les fringues, ce genre de choses. Mais globalement, je suis quand même beaucoup allée à l’instinct. L’histoire est située dans les années 1960, mais elle reste assez intemporelle. Du coup, je me suis permis une certaine liberté graphique. Et puis mon style de dessin n’est pas très réaliste, ce qui me permet de ne pas être contrainte par une trop grande rigueur ! L’essentiel pour moi, c’était de faire ressentir les ambiances, les émotions, plus que de reproduire à l’identique les poignées de porte de 1965. Le scénario, en revanche, est une adaptation très fidèle de ses trois livres, je n'ai eu qu'à me laisser porter par mon imagination visuelle pour mettre tout ça en images...
Cédric Lépine : L'histoire d'emprise et de manipulation sur la jeune Rose de Pelochon rappelle les histoires qui commencent à être dénoncées depuis #MeToo où des hommes âgés ont profité de leur statut sur de jeunes adolescentes. En racontant cette histoire, aviez-vous en tête ce contexte social patriarcal banalisé de ces hommes prédateurs âgés enlevant l'innocence d'adolescentes ?
Mélaka : Bien entendu, #MeToo a permis à la parole de se libérer et de faire ce terrible constat : les histoires d'emprises toxiques par des hommes sur des femmes en position de faiblesse (par leur jeune âge ou leur statut social, professionnel, etc.) sont affreusement répandues et ceci dans toutes les couches de la société, et depuis toujours... En ça l'histoire de Rose est terriblement banale, malheureusement. Et même si elle se déroule dans les années 1960, je pense que beaucoup de jeunes femmes pourraient encore s’y reconnaître, même avec un smartphone dans la main et Instagram dans la poche. Le décor change, mais les grandes lignes de la construction personnelle, elles, restent les mêmes...
Cédric Lépine : Dans le récit de votre mère, peut-on voir dans l'écriture de ce roman graphique en seconde lecture un portrait en miroir de vous-même, puisque toutes les deux avez trouvé dans le dessin l'outil d'expression pour vous révéler au monde ?
Mélaka : Ma mère a choisi finalement l'écriture comme vecteur d'expression, mais c'était une créative un peu touche-à-tout qui avait surtout à cœur de raconter des histoires, et en ça je me reconnais énormément en elle. Les chats font rarement des chiens...
Cédric Lépine : Est-ce aussi un moyen pour vous de connaître vos propres origines, de savoir ce qui se joue pour vous dans le fait de solliciter l'écriture et le dessin ?
Mélaka : Ma mère écrivait des livres, mon père faisait de la bande dessinée... J'ai passé mon enfance à les regarder faire, et quand j'ai pu moi aussi tenir un crayon, j'ai naturellement été vers ces mêmes médiums pour exprimer tout ce qui me passait par la tête. Quand Internet est arrivé ça a été pour moi l'occasion de publier en ligne mes carnets dessinés, dans lesquels j'ai toujours raconté ma vie sous forme de strips BD avec des petits gags, dans un blog que j'ai ouvert en 2004 et que j'alimente toujours chaque semaine à l'heure actuelle : www.melakarnets.com La BD intimiste est en conséquence mon style de récit favoris, celui dans lequel je me sens le plus à l'aise...
Cédric Lépine : Comment s'est imposé le ton du récit avec des situations dramatiques toujours désamorcées par le recours à l'autodérision ?
Mélaka : Je viens de la BD d’humour, du dessin satirique, c’est mon langage. Les récits tout en gravité, très premier degré… j’y arrive pas. Et surtout, je crois que pour raconter des choses dures, l’humour est indispensable. C’est un filtre, mais pas pour édulcorer : c’est au contraire un révélateur. Ça permet de faire passer l’émotion plus profondément, presque par surprise. L'humour est un formidable moyen de faire passer des messages, aussi, ça les rend plus forts et plus accessibles, il me semble.
Cédric Lépine : Ce récit biographique est aussi l'opportunité de décrire une réalité sociale en Belgique et au Liban dans les années 1960 : était-ce aussi une toile de fond qu'il vous importait de questionner pour comprendre le temps présent ?
Mélaka : Le contexte de lieu et de temps ne sont au final qu'un décor et un prétexte pour expliquer l'état d'esprit de Rose, mais les problématiques auxquelles elle est confrontée restent très intemporelles : emprise, relation toxique, maternité assumée seule, recherche d'émancipation... C'est intéressant d'ailleurs du point de vue du féminisme, de constater que finalement, certaines choses ont à peine évolué depuis les années 1960...
Cédric Lépine : Est-ce que vous vous êtes inspirée des personnalités de votre entourage présent ou bien sollicitez-vous davantage votre imaginaire pour reconstituer la psychologie de vos personnages lorsque vous ne les avez pas connus directement ?
Mélaka : Bien sûr, avoir connu certains des protagonistes m'a aidé à en établir des portraits dans la BD, mais globalement, je me suis laissée portée par les écrits maternels. Gudule était très forte pour établir des profils psychologiques naturels et marqués, dans les personnages de ses livres, qu'ils soient inventés ou non. C'est un plaisir de l'adapter en BD, en ce sens !
Cédric Lépine : En plus de l'hommage rendu à votre mère, peut-on aussi voir dans cette histoire un éloge de la reconstruction dans l'ailleurs géographique et culturel, pour casser le poids d'une tradition séculaire étouffante dans des enjeux familiaux transgénérationnels ?
Mélaka : Oui, on peut ! Rose a mis un grand coup de pied dans la fourmilière de son éducation chrétienne et patriarcale oppressante, d'abord à travers son histoire avec Polochon, puis avec ce nouveau départ dans la société libanaise. C'est évidemment un pied de nez à tout ce que ces deux fondements faisaient (font ?) pour étouffer les femmes, et aussi, oui, une sorte de glorification du multiculturalisme et de l'ouverture aux autres. Mais ce n'est pourtant pas un ouvrage de propagande "wokiste", juste un témoignage de vie !
Cédric Lépine : Dans une lecture matrimoniale, votre héroïne et mère se construit grâce à l'appui d'une femme forte comme en témoigne le dénouement du récit et l'intitulé symbolique du livre : Omane. Était-ce aussi l'intention initiale de partager ainsi des figures féminines inspiratrices dans un monde largement patriarcal où évolue Rose ?
Mélaka : Bon, on va pas se mentir, ça fait toujours du bien de s'attacher et mettre en valeur des figures féminines puissantes dans le monde littéraire toujours dominé par les hommes, et en particulier dans un environnement moyen-oriental, qui n'est pas franchement réputé pour son féminisme. C'est d'autant plus important de les mettre en avant, et ce personnage, Omane, est bien trop fantastique pour ne pas constituer un des personnages phares de la troisième partie de l'histoire ! Personnellement, c'est mon personnage secondaire préféré, j'aime beaucoup la petite touche politique qu'elle apporte au récit !

La Rose et l'olivier
de Gudule et Mélaka
Nombre de pages : 304
Format : 17,30 x 23,90 x 3,00 cm
Date de sortie (France) : 16 avril 2025
Éditeur : Delcourt
Collection : Encrages