Billet de blog 19 novembre 2019

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Mathilde Brasilier pour son livre «Le Jour, la nuit, l'inceste»

Mathilde Brasilier livre un témoignage autobiographique qui est un véritable hymne à la vie après la violence destructrice de l'inceste qu'elle a vécu avec son frère sous le joug de leur père. Brisant le silence familial, elle ose affronter un nouveau dialogue transgénérationnel. Un échange tout en subtilité où les mots deviennent des lieux d'accueil et de refuge pour les âmes meurtries.

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Illustration 1
Mathilde Brasilier © DR

Je suis issue d'une famille d'artistes brillants mais d'une grande fragilité intérieure. Trois personnes se sont déjà suicidées au même âge que mon propre frère, entre 20 et 25 ans.
J'ai longtemps porté la culpabilité de l'absence de mon frère car je suis passée à côté de son mal-être, je n'ai pas entendu ce qu'il a dit lorsqu'il a déclaré à mon père : « après ce que tu m'as fait je n'ai plus rien à te dire. »
Le silence dans les familles est tellement fort que l'on n'a pas la liberté de soulever quelque chose qui va faire des drames. J'ai expliqué à ma mère qu'il était curieux que j'aime beaucoup mon père mais que je ne puisse pas supporter son regard en face de moi. La mort de mon père en 2005 a été une libération pour tout le monde. Depuis le jour de sa mort je n'ai plus peur de rien.
Ce livre est un témoignage non pas de survie mais de vie. Je pense sincèrement qu'il vaut mieux sortir de toute amnésie plutôt que d'oublier quelque chose qui entrave la vie. Le thème de la mémoire est omniprésent dans le livre parce que l'amnésie était profonde en moi à la différence de mon frère qui a vu que je ne me rappelais pas.
Deux ans après le suicide du fils de mon oncle, le fils de la sœur de mon père s'est également suicidé. Les enterrements se sont alors enchaînés dans la famille sans que personne ne puisse dire qu'il se passait alors quelque chose. Ma mère qui est décédée en décembre 2018, est partie avec une énorme culpabilité. Nous avions entre nous un lien très fort durant les dix dernières années de sa vie : c'était très précieux ! Ses derniers mots étaient : « je n'ai pas été vigilante. » En même temps, dans les années 1960, il était très difficile d'évoquer ce problème. Ma mère, vivant dans un quartier très bourgeois, était prise dans un étau où il était impossible pour elle de s'exprimer. Elle avait une personnalité pourtant très forte. Je pense qu'elle percevait la situation comme tellement irrationnelle que cela ne pouvait pas se régler. Elle m'a avoué qu'elle m'a vue dans le lit de mon père et elle m'a alors dit : « j'ai lavé tous tes vêtements, personne n'en a jamais rien su. » Elle était alors à l'image des personnes de sa génération où, du moment où cela ne se sait pas, cela n'était pas vraiment arrivé. Je lui ai expliqué les conséquences : cinquante années où je ne peux pas dormir sans somnifères et mon frère Fabien en est mort...
L'écriture de ce livre m'a rapproché de plusieurs membres de ma famille alors que pour d'autres, l'inceste est une maladie qui n'a pas pu avoir lieu dans la famille. Tout se passait alors comme si la famille était un corps unique infecté par un poison. Et pourtant, ma famille n'a pas cherché à comprendre pourquoi il y avait en leur sein un tel rattachement religieux à l'égard des Rose-Croix où l'enfant est considéré comme un être pur. Je pense que mon père a lui-même vécu ce qu'il a fait subir à ses enfants. En tant qu'artiste, il n'a pas fait de différence entre ce qu'il expérimentait artistiquement et les expériences réelles avec les membres de sa famille.
Je souhaitais témoigner avec mon livre de la vie que j'avais vécu avec mon frère, que nous avions eu une enfance jalonnée à la fois de moments de bonheur et d'horreur. L'expérience de la vie n'est jamais seulement sombre : il y a tout un ensemble que je voulais partager sur celle-ci. Depuis le suicide de mon frère, j'ai l'impression de devoir vivre pour deux. Je prends dès lors la parole pour ceux qui n'ont pas la possibilité de le faire puisqu'il y a eu trois suicides. J'ai dans l'idée que beaucoup de personnes pensent que ce genre de situations se passent plutôt dans des familles sans ressources économiques, dans des endroits glauques où règnent la promiscuité et le mal-être. Cependant, les familles bourgeoises peuvent mettre en route des mécanismes d'une perversité que l'on ne peut même pas imaginer. Mon père avait ainsi échafaudé une trappe électrique qu'il actionnait pour fermer son local de travail d'architecture et où dès lors on ne pouvait pas nous entendre de l'extérieur. Mon père était un homme intelligent qui avait un plan d'attaque face auquel étant enfants nous n'avions pas les moyens de nous défendre.
Dans le livre, j'ai créé un espace protecteur à travers notamment la présence de la nature qui est comme une enveloppe. D'autant plus que lorsque l'on a vécu une dislocation, on a besoin d'un cadre pour reconstruire une maison ou quelque chose qui soit ordonné. On se retrouve alors comme « un œuf qui a perdu sa coquille » pour reprendre les mots de Françoise Dolto. Cela m'a aidé d'être architecte et de faire des études d'architecture. Dans le texte, on sent ainsi une construction même si l'on est baladé dans le temps.

Illustration 2

Le Jour, la nuit, l'inceste
de Mathilde Brasilier

Nombre de pages : 304
Date de sortie (France) : 30 août 2019
Éditeur : L'Harmattan
Collection : Récit

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