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Cédric Lépine : Avec À fleur de chair (2021), La Vocation (2025) pourrait former un diptyque sur la découverte du BDSM.
Chloé Saffy : La question du diptyque, c'est assez bien vu. Puisque l'écriture de La Vocation commence quelques mois avant la publication d'À fleur de chair. Au moment où j'avais fini ce roman, j'avais la sensation d'avoir écrit quelque chose qui ne nécessitait pas pour moi de revenir dans l'immédiat sur ce type de thématiques. Parce que j'estimais avoir enfin fait le livre que j'avais toujours envie de faire sur le sujet. En fait, quand cette histoire est arrivée, j'ai dû replonger dedans.
C. L. : Les deux livres abordent l'initiation au BDSM mais avec la spécificité dans La Vocation que ton personnage d'écrivain est en train de perdre pied dans ce qui lui est raconté.
C. S. : Quand je suis dans le cadre de la fiction, c'est-à-dire celui de la romancière, je maîtrise mon sujet. On est quand même maître de ce qu'on est en train d'écrire. Il y a évidemment des choses qui peuvent dévier en cours d'écriture, par rapport à là où l'on avait prévu d'aller, mais il y a quand même une forme de contrôle. Là, il y avait quelque chose qui me dépassait. Qui était grisant mais extrêmement inquiétant aussi : je ne comprenais pas toujours où j'allais en poursuivant cette relation épistolaire.
C. L. : Alors qu'À fleur de chair est un récit d'émancipation et de découverte, La Vocation est beaucoup plus claustrophobique et cauchemardesque avec un personnage qui s'enferme de plus en plus.
C. S. : Oui, ça, c'est un retour que j'ai beaucoup. Les lecteurs sont parfois suffoqués. C'est pour cela qu'ils apprécient d'autant plus les moments où je parle de choses personnelles, ou que je fasse référence à de la littérature ou au cinéma. Parce que ça permet de reprendre son souffle dans des séquences qui sont assez éprouvantes.
C'est quelque chose dont j'avais peur quand j'ai commencé l'écriture du livre : d'être moi-même extrêmement suffoquée. J'ai commencé l'écriture avec distance. Il y a eu des moments difficiles, bien sûr, et comme je pense, pour n'importe quel travail de création. Mais cela m'a permis de reprendre le contrôle de l'écriture, tout en restituant ce que j'avais pu ressentir au moment où je recevais ces confidences et ces informations.
C. L. : Est-ce qu'il n'y a pas un besoin de te confronter aussi, en tant que romancière, à un aspect sombre de l'époque de l'après-Covid, de t'interroger avec quelque chose qui est beaucoup plus large que le destin de ce personnage ?
C. S. : En toute franchise, ce n'était pas spécifiquement le projet en commençant le livre. Mais le fait est que plus j'avançais dans cette exploration, plus j'avançais dans mes réflexions autour de ce qu'elle me livrait, notamment la question de la précarité. Par exemple, on discute et je lui dis que c'est une période compliquée parce que nous n'avons pas retrouvé l'équilibre financier avec mon mari, etc. Elle me dit que je suis courageuse, alors que le prix que coûte sa sécurité et sa prise en charge est quand même assez élevé : elle a une ardoise qui se règle en châtiments corporels et abandonnant son libre arbitre.
Sa théorie était aussi que peut-être le fait qu'elle soit rentrée dans cette vie, ce n'était pas uniquement une peur de la précarité, mais peut-être qu'elle n'arrivait pas de base à s'insérer dans une vie sociale normale et finalement elle a complètement trouvé son intérêt dans le fait de ne plus avoir à s'en acquitter.
C. L. : Elle semble en effet avoir été choisie par ses recruteurs parce qu'elle est orpheline.
C. S. : En tout cas, on suppose qu'elle n'avait vraiment pas d'attache et qu'elle aurait beaucoup moins de choses à laisser derrière elle et que ça pourrait la convaincre.
L'idée c'était vraiment de raconter comment ça s'était passé, avec le maximum de détails qui ont pu être donnés. Ceux que je n'avais pas, je les ai recomposés avec quelques recherches. L'idée, c'est aussi que le lecteur réfléchisse sur lui-même par rapport à tout ça. Moi, je n'ai pas forcément de théorie toute tracée à donner.
Ce qui est certain, c'est que ces questions-là, étrangement, ont beaucoup plus résonné chez les lectrices que chez les lecteurs. Ça les a renvoyés à des rapports de hiérarchie, de travail, de l'uniforme, de la représentation.
C. L. : Est-ce que le personnage devient aussi l'opportunité pour te confronter à tes propres peurs ?
C. S. : Oui, je pense que c'est assez manifeste tout au long du texte dans le sens où je me raccroche à ce que je connais en termes de vécu. Quand le récit me dépasse, je suis aidée par des lectures ou par les personnes que j'interroge. Le fait que cette histoire est devenue une espèce de névrose, c'est parce qu'elle est tellement en contradiction avec ce que je peux avoir vécu, expérimenté ou observé, qu'il y a quelque chose d'invraisemblable.
Et si tout ça est avéré, cette personne se retrouve chez des gens dont les sphères sont « inaccessibles » quand on vient d'un milieu de classe moyenne ou assez modeste. Je pense donc qu'il y a la part de fantasme d'autant plus aisée. Jusqu'à quel point est-ce du fantasme, en fait ?
C. L. : Il semble aussi apparaître une réflexion dans ton livre sur ta responsabilité en tant que romancière par rapport à tes personnages. Qu'elle est la vocation de l'auteur.e ?
C. S. : Ce sont les histoires qui appellent la forme que l'on emprunte pour les raconter. Pour mes romans, il y a en général une part d'autobiographie, une part de choses qu'on me raconte, mais aussi une vraie part d'imagination, de fantasme qu'on étire.
Là, je ne voyais pas comment raconter cette histoire autrement qu'en passant par l'autofiction. Parce que ça venait tellement me remettre en question en tant qu'auteur, en tant que femme, en tant que personne passionnée par le BDSM, que raconter cette histoire sous forme de fiction en aurait affaibli la portée.
C. L. : La Vocation pose des questions très larges sur l'état de nos sociétés actuelles, sur la mise en valeur d'une détresse et comment on peut nous agir par rapport à elle.
C. S. : En fait, d'un point de vue purement juridique, une personne majeure et consentante, on ne la retire pas contre son gré de là où elle est. Après, il y a une question psychiatrique en filigrane : à quel point la personne est-elle en pleine possession de ses moyens ?
C. L. : Sur la transformation cauchemardesque du corps le cinéma d'horreur a pu être une influence dans ton écriture ?
C. S. : Au moment où je l'écrivais, je ne pensais pas du tout à ces questions-là. Cela aurait pu être cohérent : je suis d'une génération qui a grandi avec les films de Cronenberg ou de Brian Yuzna. Cela aurait pu être voulu. C'est vraiment après qu'on me l'a fait remarquer.
Le seul moment où je m’approche de ça, c'est quand je parle du manga Helter Skelter, puisqu'il est effectivement question de transformation physique. Pourtant, il ne s’agit pas de body horror. Mais de la fabrication de quelqu'un qui correspond à tous les canons de beauté et de glamour hollywoodien, jusqu’à incarner une forme de perfection plastique.
Je pense qu'il y a toujours quelque chose de fascinant et de repoussant dans la transformation du corps. Dans cette situation-là, elle est extrême, je crois que ça fait partie des choses qui ont beaucoup marqué les lecteurs. Chacun vrille sur des passages très précis, et certains ont été horrifiés par des séquences qui les renvoient à des choses très personnelles. Mais en général, ce qui concerne la chirurgie est ce qui marque le plus : on touche à l'intégrité physique de manière beaucoup plus pérenne que le fait de recevoir des coups de cravaches ou de fouets… qui eux peuvent s’estomper.
La Vocation
de Chloé Saffy
Nombre de pages : 272
Format : 14,20 x 21,30 x 2,10 cm
Date de sortie (France) : 21 août 2025
Éditeur : Le Cherche-Midi