Billet de blog 24 avril 2025

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Lenka Horňáková-Civade pour « Moi, Europe »

Autour de la sortie de l'édition du livre « Moi, Europe », son autrice Lenka Horňáková-Civade partage sa fascinante exploration de la notion d'Europe.

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Lenka Horňáková-Civade © DR

Cédric Lépine : Pouvez-vous expliquer dans quel contexte l'écriture de cet ouvrage est né ?

Lenka Horňáková-Civade : L'Europe fait partie de moi et moi d'elle. Européenne, je le suis.

Depuis longtemps, je me demandais comment exprimer ce fait clairement, sincèrement, sans artifice.

Le livre Moi, Europe est né des longues conversations que j'ai menées avec elle, une fois l'article qui l'encombrait enlevé. Faire de l'Europe Europe signifie remonter à la source, à sa naissance, à son origine, relire ou réécouter son histoire, son mythe, et surtout, lui donner la parole. L'entendre, l'écouter. Lors de ces discussions elle devenait très concrète.

C'est ce que je cherchais : Europe incarnée.

C. L. : Peut-on voir une évolution chronologique de l'idée d'Europe au fil des pages de la mythologie qui cristallise les désirs initiaux aux volontés politiques du XXe siècle ?

L. H-C. : La première intention était de construire le texte en monologue, c'est-à-dire si la parole est toujours celle d'Europe, son aspect (historique, politique, géographique), son âge et d'autres dispositions changent, évoluent et sont ainsi examinés.

Ce texte n'est pas seulement un monologue, Europe interagit avec les autres, suscite la réflexion et le débat, c'est vivant, ouvert.

Dès le début, il se crée une relation très particulière avec cette jeune fille qui conte son histoire, et en donne une autre et possible version du mythe que nous connaissons.

Et quand je dis "nous connaissons", j'exagère. Elle qui figurait sur des tableaux de tous les grands maîtres et des peintres moins importants, des tapisseries, des objets décoratifs, sur les murs des maisons romaines, sur la vaisselle, elle n'est plus représentée que par les douze étoiles sur un fond bleu. Et de surcroît, ce drapeau agit sur certain comme la cape de toréador sur le taureau.

Milan Kundera a écrit l'Occident kidnappé, et bien je crois que c'est Europe entière qui s'est fait voler son histoire. Ce n'est pas la jeune fille qui est enlevée, c'est son histoire, son récit. On ne la raconte plus, on ne la voit plus, on ne la connaît pas, on ne se connaît plus ou mal.

Europe est une fiction. Son récit commence comme un conte de fée : "Il était une fois une princesse phénicienne..." Le début est incertain, comme pour tous les mythes. Elle a gagné en immortalité, son histoire s'écrit toujours.

Mais elle est mortelle.

C. L. : L'écriture de Moi, Europe a-t-elle été une expérience immersive pour vous afin de comprendre ce que c'est que d'incarner l'Europe, intimement et intellectuellement ?

L. H-C. : Europe est une affaire à la fois intime et collective. Je devais à la fois m'immerger dans son histoire, parcourir l'idée de l'Europe, ses diverses étapes d'évolution, ses succès et ses échecs qui ne sont pas toujours là où on les attend. Mais je voulais et devais aussi rencontrer et écouter l'Europe des autres.

J'ai parlé de l'écriture de Moi, Europe avec Éric Cénat de la compagnie de Théâtre de l'Imprévu, il a été enthousiaste à l'idée de pouvoir porter sa voix sur scène, de l''incarner par la voix d'une comédienne, voire de plusieurs comédiennes en plusieurs langues. Avec le soutien de la région du Centre - Val de Loire nous avons organisé plusieurs rencontres-débats pendant le processus d'écriture. J'ai terminé l'écriture en décembre de l'année dernière à Brno, en résidence Villa Bohêma à la Bibliothèque de Milan Kundera où d'autres débats et lectures ont été organisés avant la parution du livre. C'est aussi une aventure éditoriale. Isabelle Siac et Ophélie Derlon venaient de créer la maison d'édition Reconnaissance avec l'une des lignes éditoriales consacrée au mythe au féminin et la voix d'Europe y trouvait d'excellent accueil et accompagnement.

Le livre est un travail intime, mais (l')Europe une affaire collective. Elle vit dans la rencontre, dans le débat, dans la découverte de l'autre.

C. L. : Le Zeus violeur et conquérant orgueilleux est-il une figure du patriarcat toujours en cours qui étouffe l'Europe dans sa volonté d'habiter son espace ?

L. H-C. : Comme tout mythe, la mythologie grecque possède cette qualité de permettre sa propre réécriture et interprétation. Moi, Europe propose une version du point de vue d’une jeune femme pleine d'énergie, impatiente et volontaire de découvrir le monde autrement que dans la formule classique proposée aux princesses - servir de marchandise qui vaut la fortune et la puissance de son père le roi, et que l'on va marier au mieux disant sans lui demander son avis.

Cette jeune femme veut autre chose : vivre sa vie, se prendre en charge, décider, au moins une fois dans sa vie, pour elle-même, par elle-même. Zeus est une opportunité qu'elle saisit. Elle le monte et s'en va, elle part. Fuir son destin tout écrit par avance pour donner la naissance à un autre, voilà sa force. Sur beaucoup de tableaux elle est représentée avec le regard porté vers l'arrière, vers son pays d'origine consciente qu'elle ne le reverra plus jamais. Et devant elle, l'inconnu. Elle n'arrivera jamais vers le continent auquel elle va donner son nom. Le voyage, l'exil est inscrit au début de son histoire. Ce n'est pas contre Zeus qu'elle se bat. Il faut qu'elle assume sa décision de partir et qu'elle construit quelque chose à partir d'elle.

Et elle le fait.

C. L. : Quelle place accordez-vous à un tel livre par rapport à la tribune libre que vous aviez eu dans le journal Le Monde au sujet encore de l'Europe ?

L. H-C. : Dans l'article je m'interroge sur l'empathie, le renoncement généreux et la capacité de faire la différence entre le compromis et la compromission.

C'est de l'Europe désirable que je parle et que, me semble-t-il, nous ne voyons plus. Comme si elle s'était transformée dans nos yeux en quelque chose de banal qui nous est dû.

Erasme, Comenius incitent déjà en leurs temps au voyage de découverte, notamment pour les étudiants. À juste titre. Si on pouvait chacun vivre un temps ailleurs, on verrait l'Europe sous un autre jour. Désirée. Le nombre de personnes qui critiquent voire médisent l'Europe et la vie qu'elle nous permet fondrait comme la neige au soleil.

Dans l'article je parle de l'amour que nous ne lui portons pas - mais c'est nous-mêmes que nous n'aimons plus. Être européen est difficile, cela exige des efforts que nous ne voulons pas faire. Il faut travailler pour la connaître. Et il n'est pas confortable d'accepter et d'assumer les mauvais côtés, les moments d'histoire durs... C'est cet amour adulte, conscient qu'elle nous réclame et dont elle a besoin. Pas de pitié ou de complainte, non plus des crachats injustes et blessants.

Et j'y parle de sa mortalité.

C. L. : La convocation de l'histoire des mythes comme vous le faites dans cet ouvrage est-il le moyen d'enrichir le terreau de la conscience d'appartenir des origines communes au-delà des frontières ?

L. H-C. : Dans les Métamorphoses d'Ovide, Zeus change de forme pour séduire la jeune fille. Ovide ne pouvait pas prévoir la suite, donc il ne nous livre que le début d'une très longue histoire.

Il faut se rendre compte que c'est précisément cette jeune fille la vraie héroïne qui se métamorphose de façon tout à fait spectaculaire.

D'une jeune fille naïve, c'est-à-dire innocente du monde, elle est devenue la mère de trois fils avec Zeus après avoir été l'aventurière et l'amante divine. Ensuite elle est devenue un continent, elle a donné naissance à un peuple européen (qui a du mal à se définir) avec un destin extraordinaire, ainsi qu'à un concept politique, une abstraction, une institution. Quelle force d'invention !

Aucune de ces formes ne devrait annuler ou faire oublier les autres. C'est difficile, j'en conviens, mais quelle richesse. Et quelle force et potentiel ! Cela nous oblige aussi à accepter les aspects déplaisants et terribles de notre histoire. Il faut tout prendre, tout assumer. 

C'est ce qu'elle dit dans le livre.

Puis, il faut se rendre compte que les Portugais ou les Lituaniens ne sont pas moins européens que les Français ou les Italiens. On peut être tchèque, norvégien, français, espagnol, albanais en même temps, sans hiérarchie nocive, parce que nous sommes d'abord européens.

Le mythe commun et le continent font un lien quand on a impression que plus rien ne nous lie. Oui, c'est le mythe, l'incertain qui nous lie. La fiction. Et ce mythe est puissant. La littérature, la musique, la peinture en témoignent.

Europe n'est pas notre mère sainte, protectrice sur un piédestal inatteignable. C'est une païenne, une figure et déesse très ancienne avec une capacité de métamorphose extraordinaire. On l'a dit, de jeune fille au concept politique, quel chemin parcouru.

C. L. : Quelle mythologie contemporaine se cache selon vous à entendre le mot Europe dans les grands médias ?

L. H-C. : L'Europe endosse aujourd’hui tout ce qui ne va pas ; c'est la coupable idéale. Je reviens à son incarnation, ce corps que nous oublions. À nos yeux, ce serait une vieille femme à la beauté fanée, pas très souple, un peu lente, encombrée de procédures bureaucratiques, et qui, de surcroît, se défend très mal. C'est ainsi que nous la voyons, ou bien c'est ainsi qu'elle nous est présentée. Pourquoi ? Nous sommes des enfants gâtés qui exigeons tout, mais que lui témoignons-nous ? Du mépris, du dédain.

Paradoxalement, ce sont ses (nos) adversaires, voire ennemis, qui la valorisent et la réconcilient avec ses habitants.

Il est toujours bon de se rappeler que le fondement de l'Europe c'est le maximum de différences dans le minimum de l'espace. Co-habiter le même espace tout en respectant la différence de l'autre. L'Europe est un petit appendice d'un immense espace eurasien. Une sorte d'anomalie incroyable et magnifique sur plusieurs aspects. Elle nous le rappelle dans son récit.

J'ai présenté ce livre à plusieurs classes de lycéens dans différentes régions de France et en République Tchèque, et leur retour est sans appel. Les élèves découvrent son histoire et les professeurs prennent conscience qu'il est possible de raconter l'Europe autrement, de lui rendre son éclat et sa magnificence sans transiger sur les exigences que nous devons avoir.

Au XIXe siècle, on a inventé les nations, et les intellectuels, les politiques se sont investis dans la promotions de cette idée avec une énergie et des moyens importants. On connaît la suite de cette construction nationale exacerbée. Mais, imaginons que nous mettions cette même énergie dans la construction et le développement de cette idée complètement dingue qu'est l'Europe ! Je veux dire vraiment.

En 1946, les intellectuels, se sont réunis lors des Rencontres internationales de Genève pour y débattre de L'Esprit européen, et sur ce que l'Europe était, est et devrait être... Depuis, aucune initiative de cette ampleur n’a été prise.

Et imaginez si les médias et les journalistes se donnaient la peine de commencer de temps en temps, puis le plus souvent possible, un article, une chronique, un reportage, annonçaient une nouvelle par « Grâce à (l')Europe... » plutôt que par « À cause de ». Ce serait formidable.

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Moi, Europe
de Lenka Horňáková-Civade

Nombre de pages : 121
Date de sortie (France) : 11 mars 2025
Éditeur : Reconnaissance

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