Billet de blog 24 octobre 2024

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Peggy Sastre au sujet de son livre "Ce que je veux sauver"

Sorti le 27 septembre 2024 aux Éditions Anne Carrière, "Ce que je veux sauver" dresse un état des lieux personnel de Peggy Sastre de son rapport au monde depuis le 7 octobre 2023.

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Peggy Sastre © Natacha Nikouline

Cédric Lépine : Comment ce nouvel ouvrage est apparu comme une nécessité après le 7 octobre 2023 ?

Peggy Sastre : Pour le comprendre, il faut en passer par la petite histoire, la genèse de ce livre. À l’origine, il a été une commande mon cher éditeur, Stephen Carrière qui, début 2022, m’avait demandé de réfléchir à une sorte de manifeste féministe. Son idée était que j’étais trop « connue » pour ma critique du féminisme, et pas assez pour ce que je pouvais penser et défendre, en tant que féministe. Il m’a fait cette demande, que j’ai acceptée, une semaine après le début de la guerre en Ukraine, un événement qui a pesé lourd dans ma décision d’accepter un CDI au Point.

Résultat, je n’étais plus aussi libre de mon temps que lorsque j’étais free-lance et j’ai procrastiné la rédaction de ce livre – sans compter que j’ai aussi été très occupée à traduire l’énorme biographie d’Oppenheimer, qui m’a littéralement obsédée. Bref, on arrive en novembre 2023, je prends un congé d’un mois pour écrire ce livre. En réalité, 3 semaines, la première étant consacrée à la rédaction et l’envoi d’une lettre à mon père, atteint de Parkinson. J’avais tout prévu dans ma petite tête – 5 jours pour la lettre, un week-end pour m’en remettre et lundi, hop, je me consacre non-stop à ce fameux manifeste. Sauf que ce fut le week-end du 7 octobre et je n’allais plus avoir un seul neurone disponible pour de la « positivité », encore moins féministe.

Donc en quelque sorte, oui, Ce que je veux sauver a pris forme comme une réponse à un sentiment d’urgence. Le 7 octobre 2023 a marqué un tournant dans l’actualité internationale, mais aussi dans la perception que nous avons de notre monde et de nos vulnérabilités. Les événements de ce jour-là ont cristallisé beaucoup de mes réflexions déjà en cours, comme si explosaient une terreur et un chaos que je sentais déjà couver depuis un moment, mais que je n’avais peut-être pas encore osé affronter de front dans mon écriture.

Ça n’a pas été juste un événement de plus dans la longue litanie des catastrophes du XXIe siècle, mais un véritable point de rupture. Ce qui a suivi a saturé nos esprits au point de rendre difficile la simple respiration mentale. J’ai éprouvé un besoin presque vital de mettre des mots sur ce que nous pouvions encore préserver, sauver, au milieu de cette débâcle, tant sur un plan personnel que collectif. Ce livre est aussi une tentative de clarifier ce qui, dans ce chaos, mérite encore d’être défendu, de façon intime, mais aussi à une échelle plus large.

C. L. : Quel a été votre processus d’écriture : avez-vous réalisé un travail d’investigation pour reprendre les différents contextes des sujets historiques que vous abordez ?

P. S. : Mon processus d’écriture est toujours ancré dans la rigueur, mais il s’agit moins d’une enquête que d’un travail de mise en perspective. J’ai puisé dans mes connaissances, lectures et articles passés, tout en me penchant sur des textes, des récits et des analyses qui, je crois, permettent d’éclairer le présent à travers l’histoire. J’ai voulu inscrire Ce que je veux sauver dans une réflexion qui dépasse l’immédiateté des événements contemporains, en revisitant des épisodes historiques qui résonnent avec nos propres drames. Ce retour aux sources historiques m’a permis de donner un sens plus profond aux actualités du présent, et d’éviter de tomber dans une vision simpliste ou fataliste de l’histoire.

C. L. : Face à une communication virale toujours plus instantanée qui diffuse la peur, l’horreur et les idéologies les plus nauséabondes, quelle place selon vous le livre et la littérature peuvent encore jouer à l’heure actuelle ?

P. S. : Aujourd’hui, nous sommes submergés par une information quasi instantanée, une communication virale où l’émotion prime sur la réflexion. La littérature, elle, offre un espace de respiration, de recul, et de profondeur que le flux médiatique ne permet pas. Un livre, c’est l’opportunité de s’extraire de cette surenchère émotionnelle et de réfléchir à des enjeux de fond.

La littérature, en tant qu’acte de création et de pensée, reste l’un des rares espaces où l’on peut prendre le temps d’explorer la complexité des événements et des idées. Elle offre aussi une manière de traiter des sujets difficiles avec une certaine distance, sans pour autant fuir la réalité. Dans ce sens, Ce que je veux sauver est une invitation à ralentir, à observer et à interroger ce que nous percevons comme insupportable ou intolérable dans ce monde. Aussi, je ne sais pas parler, je déteste ça, même. Avec le temps, la solitude de l’écriture, j’arrive un peu mieux à relier mes pensées à une logistique langagière.

C. L. : Est-ce que l’écriture est pour vous un moyen de quitter la sidération des tragédies de l’heure actuelle pour prendre conscience de la réalité la plus large ?

P. S. : Oui, absolument. L’écriture me permet de sortir de la sidération, de ce sentiment de paralysie face à la violence et à la tragédie et, justement, d’articuler à l’écrit ce qui est bloqué par la bouche. C’est une tarte à la crème, mais c’est effectivement une manière de transformer cette sidération en quelque chose de constructif, de tangible. En posant des mots sur ce qui nous bouleverse, nous prenons un certain pouvoir sur ce chaos.

C. L. : Pensiez-vous avec cet ouvrage vous adresser à des lecteurs et lectrices en particulier ?

P. S. : Non, je ne pense absolument pas à mon lectorat quand j’écris, je pense à ordonner mes pensées et les traduire en mots le plus précisément possible. Après, des retours que je reçois, je crois que ce livre, qui est pourtant largement le plus personnel de ma bibliographie, est celui dans lequel un maximum de gens pourront se « reconnaître ». En quelque sorte, je m’adresse à tous ceux qui ressentent ce besoin de comprendre ce qui nous arrive, de trouver des repères dans le tumulte, à toutes les personnes prêtes à engager une réflexion sur le monde actuel et sur elles-mêmes.

Pour employer des grands mots, Ce que je veux sauver est autant un cri d’alarme qu’une tentative de réconciliation avec notre humanité face à l’effondrement potentiel de certains principes (je déteste le termes de « valeurs ») fondamentaux. Si j’avais quelque chose à espérer, ce serait que tout lecteur puisse y trouver de quoi nourrir sa propre réflexion, qu’elle soit individuelle ou collective.

C. L. : Avec le recul des événements autour du lynchage médiatique, comment percevez-vous l’état actuel de la société française marquée ces derniers mois par un contexte politique houleux dominé par l’idéologie d’extrême droite ?

P. S. : Le lynchage médiatique, comme tous les phénomènes d’hystéries collectives, de chasses aux sorcières sur lequel j’aimerais beaucoup fixer un nouveau livre, est bien sûr symptomatique d’une société en souffrance, fracturée, où l’extrémisme trouve de plus en plus d’écho. Nous vivons une période où la polarisation des discours est exacerbée, et où les nuances sont souvent sacrifiées au profit de slogans, de positions tranchées, de réflexes partisans et claniques. L’idéologie d’extrême droite, dans ce contexte, prospère comme on le sait sur la peur et l’incertitude, en exploitant les insécurités sociales et économiques. Mais elle prospère aussi car elle semble être la dernière réponse à des questions que trop de gens – et notamment au sein des élites – croient pouvoir faire disparaître comme on pousse des miettes sous le tapis.

Au bout d’un moment, ça déborde. Je pense aussi que la gauche, les élites qui se disent et se croient de gauche, portent une énorme responsabilité dans la droitisation de notre société. Là-dessus, je renvoie non pas tant à Ce que je veux sauver qu’au Chaos qui vient de Peter Turchin, dont j’ai réalisé la traduction française, sortie aux éditions du Cherche-Midi depuis une dizaine de jours.

Illustration 2

Ce que je veux sauver
de Peggy Sastre

Nombre de pages : 176
Format : 14,10 x 20,70 x 1,70 cm
Date de sortie (France) : 27 septembre 2024
Éditeur : Éditions Anne Carrière

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