
Cédric Lépine : Entre 2015, l'année de la première édition de votre ouvrage et 2025, quels changements avez-vous opéré dans l'écriture ?
Adeline Fleury : Tout est parti de la proposition de mon éditrice de réactualiser un peu le propos du Petit éloge de la jouissance féminine : cela tombait à point nommé. En effet, entre-temps il y a eu #MeToo. Par ailleurs, entre 2015 et 2021, ce texte, a été confronté à beaucoup de lecteurs et lectrices en salon de livre, en rencontres, etc. Je m'étais dit que c'était le moment de le réactualiser. Je l’ai donc rééclairé d’un avant-propos prenant en compte une évolution de ma pensée, de mon histoire personnelle, à travers mon corps et mon esprit aussi.
Cependant, l'idée, c'était aussi de ne pas changer, le corps du texte, ni dans ses références, ni dans ce premier jet hyper épidermique. Cette première version correspondait à ce que je vivais dans la chair et aussi dans l'esprit, en 2014-2015.
C. L. : Si la place des autrices dans la littérature érotique est encore minoritaire, avez-vous constaté malgré tout après #MeToo l'approche de la sexualité féminine changer ?
A. F. : Je pense qu'on ne se censure pas en tant que femme quand on écrit sur le sexe, parce qu'on décrit vraiment les choses telles qu'on les vit. Et je pense que les hommes projettent quelque chose dans notre sexualité avec un prisme masculin. Il est essentiel que les femmes s'emparent de cette littérature. Depuis 2015, beaucoup d'autrices se sont affirmées aussi bien dans des collections érotiques comme aux éditions de la Musardine, que dans de la littérature généraliste, avec Emma Becker par exemple. Il est essentiel que les femmes s'emparent de cette veine-là, parce que qui mieux que les femmes pour parler du corps féminin ?
Moi, je ne suis pas très fan de littérature érotique juste pour créer de l'excitation, mais j'aime bien que lorsque cela suscite des réflexions, de la pensée, et qu'on progresse ensemble, hommes et femmes, sur le sujet.
C. L. : La légitimité des femmes à développer leur propre sexualité sans le prisme et la validation patriarcale est un grand enjeu alors que la religion peut servir d'outil de répression.
A. F. : La religion s'invite tous les jours dans nos débats, que ce soit sur le droit à l'avortement, même si nous l'avons inscrit dans notre constitution, il suffit de peu pour que ça bascule, et qu'on retourne en arrière.
Par ailleurs, la société demeure patriarcale, malgré la prise de parole des femmes, par la plume et par le mouvement #MeToo, notamment. Il y a encore un combat à mener. Pour nous les femmes, mais aussi pour les hommes, pour que nos sexualités s’harmonisent. Je pense aussi que pour un petit garçon ou un jeune adolescent qui ne s'éveille à la sexualité qu'au travers de Youporn ou autre, cela incite à cette superpuissance, à être puissant et dominant tout le temps, et cela peut à l'inverse créer des complexes. Ainsi, des jeunes garçons peuvent se replier face à ces injonctions à être ultra puissants. Les garçons ont le droit aussi à être dans d'autres schémas de sexualité épanouissants.
C. L. : Est-ce que votre livre peut être lu comme un ouvrage participant à l'éducation sexuelle ?
A. F. : L'idée n'était pas de parler de mon nombril. Je raconte une construction d'une féminité et d'une sexualité un peu particulière, exemptée d'orgasmes et de jouissances jusqu'à un certain âge. Finalement l'idée c'était d'assumer que je ne suis pas anormale, que ce que je vivais est quelque chose d'universel.
Je suis contente d'avoir écrit ce livre pour transmettre de génération en génération, et parfois dans les couples aussi, et ça c'est cool : quand j'ai un couple homme-femme qui vient et qui se le passe, ça en fait un objet de débat, de discussion, de compréhension, je trouve ça chouette !
C. L. : Comment relève-t-on le défi de retranscrire des sensations corporellement incarnées, dans une réflexion écrite, avec des mots abstraits ?
A. F. : Oui, c'est tout l'enjeu de ce texte, et d'autres textes que j'ai pu écrire qui ne sont pas forcément érotiques d'ailleurs.
Moi j'écris sur la sensorialité et le corps. Je suis donc comme une reporter de l'intime, et ce que je ressens dans le corps, comment le traduire par la parole, les mots, le langage ? Je le fais de façon assez naturelle. Je ne m'auto-censure pas non plus : ça peut être cru par moments, mais je ne pense pas que ça choque non plus. J'ai essayé que ce soit un texte lumineux.
Si le livre s'appelle Petit éloge de la jouissance féminine, c'est qu'il s'inscrit dans une collection, Petit éloge..., mais hors collection, il aurait pu s'appeler Jouir, tout simplement, avec ce que ça implique d'explosion, de bouleversement dans la chair et dans la langue aussi, comment s'autoriser à être une femme libre.
C. L. : Comment la place du corps s'est faite dans un livre qui aurait pu être un essai, une compilation de la pensée féministe par rapport à la sexualité ?
A. F. : Je ne me voyais pas écrire sur le sujet sans raconter ce qui se passait vraiment dans ma chair. Dans la chair de ce personnage, donc Adèle mon double littéraire, écrire un corpus juste cérébral là-dessus et synthétiser comme vous le dites dans la pensée d'autres autrices, ça ne me suffisait pas. Il fallait l'éclairer vraiment par le vécu dans la chair, sinon cela aurait été un peu comme au cinéma : au moment de passer à l'acte, on tourne la caméra et le lendemain matin on est passé à autre chose. Je voulais vraiment aller puiser dans la chair la matière, le terreau littéraire et analyser tout ça en même temps. Ensuite, le lecteur et la lectrice, s'il et elle ont envie de sauter les passages plus analytiques et juste suivre l'histoire érotique d'Adèle, et inversement en fait, c'est possible. Il y a vraiment plusieurs niveaux de lecture dans ce texte.
C. L. : L'exploration de la sexualité de votre personnage est-elle une manière de soigner des blessures par les générations qui vous précèdent ?
A. F. : Alors pas forcément, ou alors très inconsciemment de fait, puisqu'on est, comme vous le soulignez, fait d'histoires et familiales et transgénérationnelles, et je pense que je suis nourrie peut-être de l'histoire de ma mère, ma grand-mère et d'autres femmes de ma lignée, et sans se dire les choses, on les transmet et ça bouillonne, et parce que j'ai l'arme de la plume, je m'autorise à exprimer tout ça.
Entre la première et la deuxième version, je n'utilisais pas le mot viol dans la première édition, je parlais de première fois forcée. Nous étions en 2015, et il y a eu #MeToo, Le Consentement (2020) de Vanessa Springera... Forcément, à rebours, ça s'appelle à minima une agression sexuelle, sinon un viol, et peut-être qu'il y a ça dans ma lignée.
C. L. : « Jouir » pourrait dès lors en ce sens être une métaphore de guérir. Pourriez-vous très bien parler de votre livre comme un manuel de guérison ?
A. F. : C'est un petit manuel ou manifeste d'auto-guérison et de guérison universelle, et au-delà de ça, dans jouir, il y a « oui ». Jouir, c'est se dire oui, d'abord à soi, puis ensuite aux autres, et s'autoriser à envoyer bouler un modèle conjugal classique, etc., une construction de carrière classique, et s'autoriser à prendre des risques, à embrasser une vie plus vertigineuse.
C. L. : Pour continuer aussi votre lien à la jouissance, quand vous parlez de jouissance, il y a sens. Ainsi, peut-on voir dans la jouissance une ouverture aux sens, nos différents sens, et aussi trouver au sens à vivre dans le fait de jouir ?
A. F. : Ce n'est pas un acte mécanique, il y a du sens qui est inscrit dans du verbe qui peut être retranscrit. Je raconte dans un passage une quête frénétique de jouissance mais finalement on se perd là-dedans et on perd le sens. Il faut donc trouver ce point d'équilibre entre le corps, l'esprit, le sens à donner à sa vie. Parfois on fait des erreurs, on s'écarte, pour revenir à quelque chose de plus maîtrisé, mais tout autant libérateur. Ce sont de grandes révolutions, ensuite viennent les belles constructions. C'est peut-être ça cette histoire: une révolution du corps pour mieux se construire ensuite.

Petit éloge de la jouissance féminine
d'Adeline Fleury
Nombre de pages : 152
Format : 108 x 177 mm
Date de sortie (France) : 6 février 2025
Éditeur : La Musardine