Le parcours
Vous trouverez difficilement un parcours aussi classique : mère instit, père ingénieur, bac S, math sup, math spé, école d'ingénieur, double-diplôme à l'étranger, puis dix ans dans l'industrie avec une expatriation de deux ans au Japon, de nouvelles responsabilités au retour.
Le parcours idéal qu'on nous a décrit dans les années 2000, plein gaz sur les rails du principe de Peter.
Quelque chose cloche. Oh, je ne frise pas le burn-out - mon équilibre privé-pro est préservé - ni même le bore-out - mes projets en gestion d'entrepôt sont plutôt stimulants intellectuellement.
Non, ce qui cloche, c'est que je passe 5 jours par semaine à optimiser les flux mondialisés d'une multinationale de l’industrie sidérurgique, pour fournir des composants et construire toujours plus de voitures, d'avions, de machines.
Cela cause une dissonance cognitive qui me mine le moral au quotidien, quotidien dans lequel chaque action est réfléchie pour avoir un impact limité sur mon environnement.
Actions perso & dissonance cognitive
Je fais du vélo pour aller au travail, en courses, au bistrot (j’adore le vélo), je n'ai pas pris l'avion depuis 2018, pour mes déplacements longs je covoiture, je prends le train (j’adore le train).
Je ne chauffe pas beaucoup, je porte parfois trois couches l'hiver chez moi. Je suis membre du conseil syndical de ma copro pour militer en faveur de notre projet de rénovation thermique.
Je n'achète plus de viande rouge, fort peu d'autre viande, le reste c'est bio, local, en vrac, de saison.
J'achète bien peu d'habits, quitte à être la risée de ma copine et de mes potes membres de la brigade du style. Le peu que j'achète sont faits en France.
Je donne à Négawatts, aux Shifters, aux asso du coin, je suis fresqueur pour le climat.
Mon épargne a quitté les grandes banques depuis longtemps pour dormir sereinement à la Nef.
J’ai grand peine à ne pas bassiner mon entourage avec tout ça.
Bref je suis un énorme khmer vert mais à côté de ça je passe 40h par semaine à contribuer à l'exploitation de ressources minières (et de gens par la même occasion) à l'autre bout du monde, ressources transformées à grands coups d’énergie fossile pour fabriquer des trucs qui seront transportés à un autre bout du monde, où on exploitera d’autres gens pour les conditionner et les expédier vers des clients, qui ne se soucient que peu de remettre leur besoin en question. Le tout en parallèle de plusieurs dizaines de concurrents qui font la même chose.
Cela n'a aucune espèce de sens, et ça me serre le cœur au quotidien.
Oh, ce n'est pas la pire des entreprises. On y fabrique des composants mécaniques, surtout pour l'automobile, mais aussi pour les trains, les machines-outils, les tracteurs...etc. Une telle activité sera nécessaire dans "le monde d'après", mais il en faudra moins.
A vrai dire j’ai un peu d’affection pour cette entreprise centenaire et utile au fond. Seulement voilà, en 2022 elle s’inscrit dans un système économique qui a perdu tout sens. Le résultat de l'année doit impérativement être meilleur que celui de l'année passée. Il faut "rester compétitif", à savoir s'approvisionner en Asie en acceptant tacitement que des personnes aux conditions de travail peu enviables fabriquent nos produits avec de l'énergie fortement carbonée.
Agir de l’intérieur...?
Changer les choses de l'intérieur ? Honnêtement, j’ai peu d’espoir entre un pauvre service Environnement (chargé du respect des normes ISO et de l’étiquetage des produits chimiques), un comité directeur dépassé croyant dur comme acier à la croissance du business, la compétitivité, l’innovation, communicant sur une vague neutralité carbone avec absolument aucun plan d'action pour l'atteindre. Et pour couronner le tout un actionnaire majoritaire Japonais fort peu sensible à la sobriété.
Ajoutez à cela une couche de management intermédiaire loin de ces préoccupations, une absence de culture environnementale de l'entreprise, cette culture des petits gestes qui ne vont pas changer la face du monde, mais qui influencent et créent la bonne dynamique : pas de tri des déchets, pas de plan de transport des employés, une interdiction de se déplacer à vélo entre les différents sites, pas d'indemnité kilométrique vélo...
Dans notre région au patrimoine naturel magnifique, une telle entreprise pourrait être une vitrine du développement durable, promouvoir les énergies renouvelables, les mobilités douces. Mais non.
Ma proposition d'organiser des fresques du climat auprès des employés ? Reçue tel un couteau par une poule.
Non, changer les choses de l'intérieur m'a vite semblé peine perdue. Je devais fuir. A petite échelle je devais fuir pour mon bien-être. A grande échelle et de façon probablement présomptueuse, je devais fuir pour envoyer un signal à mes collègues et supérieurs.
Alors que faire ?
Que faire avec 10 ans d'expérience dans l'informatique de gestion et la logistique industrielle ?
J'ai regardé les vidéos de Janco ; lu l'âge des low-tech, Prospérité sans croissance, Limites à la croissance ; j'écoute tous les podcasts qui me passent sous les oreilles, 2030 glorieuses, Atterrissage, Sismique, Time to shift ; je passe pas mal de mon temps libre dans la nature, y compris autour des glaciers malmenés ; j'ai fait quelques MOOC réno copro (merci l'ASDER)... Quelle crédibilité ça me donne sur le marché du travail ?
Je ne veux pas spécialement "monter ma boite". Je crois dans le système, la structure, et de toutes façons, être son propre commercial ce n’est pas dans mon ADN.
Et puis je ne me reconnais pas dans ces bifurcations qui consistent à se lancer dans des petits commerces de bougies, huiles essentielles, bijoux artisanaux... J’ai envie de contribuer à un projet de société.
J'ai fait l'exercice d'explorer très large, à l'aide d'un bilan de compétence enrichi proposé par l'organisme Chance.org (financé avec mon CPF, allez-y c'est fait pour !). C'est allé trop loin, ils me voyaient archéologue, hydrologue, que des trucs qui me passionneraient, mais au prix de 5 ans d'études, de débouchés minuscules dans la région. J'ai exploré l'enseignement, j'ai rencontré des personnes ayant effectué ce changement de carrière, et laissé la porte entr’ouverte. D'une manière générale, rencontrer des gens et partager des expériences m'a énormément aidé dans mes réflexions. Des proches, des proches de proches, des inconnus qui se livrent dans des podcasts (Paumé·e·s, vous connaissez ?). Vous avez aussi un service public gratuit de Conseil en évolution professionnelle, ça permet de remettre son projet à plat.
Dans mon cahier des charges, reprendre des études n'est pas fermé, mais pas plus de 1 an. Ce genre de formation reste très rare, je n'ai trouvé que celles proposées par l'ASDER. A côté de ça, de nombreux MOOC existent en ligne, proposé par l'ASDER, l'ADEME, le CNFPT, le C3D.
Chemin faisant, ma bifurcation prend forme : quoi qu'il arrive j’ai besoin de démissionner de cette industrie, sans rien. Au mieux je trouverai un job. Au pire j'aurai du temps pour me former (note : démissionner ne donne pas accès au chômage pendant 4 mois, puis on peut prétendre à toucher le chômage en présentant un projet professionnel solide à Pôle Emploi. Je n'aurai pas l'occasion de savoir si mon projet l'était. Dans notre start-up nation j'ai peur que "solide" = "monter sa boite").
Petite parenthèse sur la rupture conventionnelle : ce n’est pas un dû, si votre entreprise ne vous l’accorde pas, c’est son droit. Vous n’avez aucun pouvoir de négociation autre que le pouvoir de nuisance, à vous de vous mettre d’accord avec votre éthique.
Pour trouver un job, il me faut chercher. Au final il me reste 3 pistes :
- Travailler dans une structure publique. Le secteur public a une empreinte carbone. Seulement, d’une part les politiques des collectivités territoriales du coin sont dans une excellente dynamique ces derniers temps. Et d’autre part, cela me semble justifié d’avoir une certaine empreinte carbone pour des buts aussi vertueux que l’éducation, la santé, la mobilité collective, le logement pour tous, la gestion de l’eau, des espaces verts, la culture…etc.
- Travailler dans une association. Cela reste rare mais il existe des postes administratifs dans certaines associations, et là on peut trouver des liens directs avec ses ambitions de protection de la nature, de sensibilisation…etc.
- Travailler dans une entreprise qui, au pire, n'est pas nocive, et au mieux, contribue positivement à la réduction des émissions de GES et à la protection de la biodiversité. Des petites perles bien rares, surtout avec ma contrainte géographique.
En pratique ce sont des alertes mail sur l’APEC, la gazette des communes, Emploi-environnement, EmploiPublic.fr, Pôle Emploi, Shift your job.
Point commun de ces pistes : ne pas espérer un salaire à la hauteur des standards du privé correspondants à mon niveau d'études et mon expérience. Cela m'a travaillé un temps, j'y ai réfléchi en profondeur, et j'ai embrassé l'idée que même si mes collègues de promo pouvaient gagner 3000, 3500€ net net par mois (voire plus du double en travaillant de l'autre côté de la frontière Suisse), et bien je serai complètement en paix avec 2000€ à 2500€ net par mois. Cela me laisse dans une frange aisée de la population, même avec lourd tribut mensuel à payer sur l'autel de l'immobilier haut-savoyard...
Je suis même prêt à descendre à 1800€ pour travailler un temps dans une association en laquelle je crois vraiment. Aujourd'hui la bifurcation écologique ça paie pas beaucoup et il faut y être prêt. Et je ne parle pas de devenir maraîcher, avec quelques centaines d’euros par mois pour d’énormes quantités de travail. Toute mon admiration pour les personnes qui osent bifurquer de la sorte. De mon côté j’ai conservé quelques exigences pour garder mon niveau de vie, rester dans la région où sont mes amis, et ne pas trop être en décalage avec eux…
Cette fois ça y est mon vieux Milou.
La démission est posée.
Qu’ai-je ressenti de mes collègues et supérieurs ? Essentiellement de l’incompréhension, du cynisme, de l’indifférence.
Ils m’ont fait douter…
« Tu sous-estimes le pouvoir des entreprises, tu surestimes le pouvoir des services publics. »
« Tu vas t'ennuyer dans le service public. »
« Si c'est pas toi qui fait ce job, quelqu'un d'autre le fera à ta place »
Finalement les recherches d'emploi se déroulent bien avec quelques pistes concrètes dans les transports collectifs, l'informatique, la qualité de l'air. Je n'aurai pas l'occasion d'avoir une pause pour me former et décrocherai un nouveau travail au service informatique d’un bailleur social (organisme en charge de la gestion des HLM) engagé dans la transition écologique, la bifurcation écologique même, qu'ils disent.
Je conserve mon salaire de 2400€ net. Je perds en responsabilités, cela ne m’atteint pas le moins du monde, je ne sais plus à quel moment on nous a mis dans la tête qu’il fallait « gravir les échelons ».
C'est parfait, je ne me sens plus nocif. On construit des bâtiments, c’est sûr que ce n’est pas neutre d’un point de vue environnemental. Mais proposer un toit à des gens éloignés du logement, ça me parait une raison d’être plus qu'acceptable. Et puis on inclut toutes sortes de considérations dans nos projets, usage des sols, protection et régénération de la biodiversité, gestion des déchets, de la mobilité, sensibilisation, économie sociale et solidaire.
On a un impact direct sur la réduction des émissions de GES en rénovant notre parc.
On a une influence sur notre écosystème, collectivités territoriales, locataires, entreprises partenaires, collaborateurs. L’entreprise est membre de la Convention des entreprises pour le climat.
La culture d’entreprise tourne autour de la transition écologique, la dynamique qui me manquait est bien là.
Conclusion & enseignements
Ce que je retiendrai de ma bifurcation, c’est que ça m’a pris du temps, cela a été très progressif entre le moment où le malaise s’insinue et le passage à l’acte. Au moins un an et demi dans mon cas. Il faut se laisser le temps d’explorer, de partager, de surmonter le syndrome de l'imposteur (un diplôme d'ingénieur et 10 ans d'expérience, ça ne vaut pas rien), de se convaincre.
Et ne pas idéaliser non plus : on a été formé et conditionné à être des technocrates… Seuls certains d’entre nous auront le courage de bifurquer radicalement vers un métier manuel aux antipodes de nos métiers de bureau. Pour ma part je me suis convaincu en me disant que je devenais membre d’un système au service d’un projet commun, le projet d’un monde plus sobre et plus juste, vous savez ? Bon depuis mai-juin 2022 on sait maintenant que ce ne sera pas un projet national, mais ça peut en être un local !
Hein quoi, un bisounours, moi ?