Avec un regard rétrospectif, mon parcours semble tout en bifurcations.

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J'ai obtenu un Bac SSI, scientifique sciences de l'ingénieur, selon la volonté de mes parents. Majeure, je décide d'un premier pas de côté et poursuis avec deux années de classes préparatoires littéraires. J'apprends beaucoup et m'ouvre un peu plus au monde. Le sujet de l'ENS cette année en géographie est "les énergies dans le monde". Il y a là déjà de quoi s'instruire sur l'état de l'humanité.
Bien qu'enthousiasmée par les apprentissages, je doute de mon parcours au cours de l’hypokhâgne : je prends conscience qu'en pensant m'émanciper, je n'ai pas su me libérer des exigences sociales et familiales, de réussite, d'élitisme, de domination. J’ai envie d’abandonner pour refuser un système maltraitant œuvrant à une reproduction des classes privilégiées au détriment des autres. Je poursuis seulement parce que je suis admise en khâgne et que je veux me prouver que j’en suis capable : si j’abandonnais, comment savoir si c’était par simple lâcheté, au nom d’un bon prétexte ?
J’ai poursuivis à la fac, en double L3, Géographie-économie-écologie d’une part, Lettres Modernes de l’autre. Je suis la Géographie à distance, avec des cours de centaines de pages dactylographiées, bien plus complets que les cours en présentiel. Je suis affligée de ce que je comprends sur notre société, et les mécanismes d’une créativité redoutable dont elle use pour repousser systématiquement toute mesure visant à endiguer la catastrophe écologique de plus en plus prégnante. Je suis frappée surtout de l’hypocrisie grotesque de ceux qui se sont accaparé le pouvoir. En tant que citoyenne, je me sens insultée dans mon intelligence par leurs discours et leurs stratégies grossières. Entre le dégoût et la révolte, j’aimerais partager avec tous le savoir auquel j’ai accès, mais les sophismes politiques parasitent les consciences, je perçois les difficultés à communiquer ces faits, d’autant plus qu’ils sont à la fois complexes pour l’entendement et désagréables pour l’affect. Mon moral se ressent de cette conscience grandissante. J’ai peu de gens à qui en parler. Grâce à la faculté, je fais un nouveau pas de côté, j’entre dans un enseignement plus ouvert, plus démocratisé et démocratique, plus engagé et questionnant, mais il me manque encore une composante essentielle : c’est celle du réseau, du corps collectif, de ce travail de réflexions et de luttes qui accouche de sens et d’actions et qui ne prend vie qu’à plusieurs. Habituée au surmenage, consacrant beaucoup de temps à un compagnon malade, je demeure encore isolée. Issue d’une famille oscillant entre la droite et l’extrême droite, j’ai su bouleverser ma vision du monde, mais pas ma place dans celui-ci.
Je poursuis avec deux années de recherches en Littérature Comparée, et je produis un mémoire sur les relations entre le Jazz et les Lettres. A cette période charnière, j’aurais pu basculer dans une vie de confort supérieur et de conscience moindre. Une vie doublement plus facile. J’aime la recherche et je souhaite poursuivre avec un doctorat. Mon directeur de mémoire me demande de passer l’agrégation : une thèse en science molle ne pèse pas lourd et un concours prestigieux lui donnera un peu de poids. Il y a de quoi s’indigner de ce système absurde qui demande un concours d’enseignement pour poursuivre ses études de chercheur. Mais ce n’est rien de plus que la sacro-sainte compétition qui opère encore. Je ne m’en étonne plus, mais j’ai de la peine en imaginant la société dont on se prive ainsi. J’ai toujours été accablée d’utopisme. Après une admissibilité aux écrits, j’échoue de peu aux oraux. En peine d’avoir consacrée une année -quoi qu’enrichissante- à un échec, et d’avoir été recalée sur mon épreuve et mon auteur favoris, j’ai une explication téléphonique avec la directrice du jury. Elle est compatissante et reconnaît les qualités de ma leçon, m’explique sa décision de me donner une note éliminatoire, et conclu : « repassez-là, vous l’aurez l’année prochaine ». A ce moment, c’est la rage qui m’habite : la société de l’élite exige de moi que je lui sacrifie des années de ma vie comme au temps des rites païens on sacrifiait la vie aux dieux. Et tout cela alors que je ne voulais que poursuivre mes études, faire un doctorat. J’envoie tout valser, je décide de me rendre utile, tout de suite, je pars enseigner comme contractuelle. Je viens enfin d'apprendre à dire non.
J’ai la chance de remplacer une enseignante en grossesse : j’assure l’essentiel de l’année scolaire sur un unique poste : prof de français en collège REP (réseau d'éducation prioritaire), avec 6 classes, de la 6e à la 3e. C’est un métier difficile. Avec le temps, j’arrive à apprivoiser, comprendre, et parfois œuvrer pour mes petits citoyens en devenir. La plupart sont en grande souffrance. La plupart ont déjà intégré jusque dans leur chair qu’ils sont des victimes collatérales d’un système économique et social, et ne nourrissent aucun espoir. Ils sont d’autant plus vulnérables que, maîtrisant mal la langue, ils sont en peine de se défendre, d’argumenter, de déjouer la rhétorique et l’écrasant apparat des classes dominantes. Je comprends que je suis là en palliatif : malgré toute ma bonne volonté et un travail acharné, j’arrive trop tard. Un cinquième des élèves de mes classes aurait besoin d’un suivi individuel pendant les cours. La disparité de niveaux est ingérable, depuis les élèves allophones jusqu’aux rares petits génies, en passant par tous les degrés de difficultés d’addictions, de dépression, de troubles psychiatriques et de traumatismes familiaux et sociaux. Bien sûr, ils cherchent à cacher l’étendue de leur vulnérabilité derrière une attitude rageusement agressive, outrancièrement provocante. J’ai vécu une belle histoire avec eux, mais je ne suis pas dupe de ce que ni moi, ni toutes les bonnes volonté ne peuvent faire pour compenser un système scolaire défaillant.
A l’issu de cette année scolaire, j’ai 25 ans. J’apprends que c’est l’âge limite pour faire un service civique, et décide de vivre l’expérience dans une association de jardiniers qui fait bien plus que du jardinage : elle sensibilise à la protection de la biodiversité, la limitation de notre impact sur l’environnement, offre des parcelles à cultiver pour celles et ceux qui n’ont pas de jardin, porte des projets en concertation avec les habitants pour réinstaurer du bien être et du partage dans les quartiers pauvres et malfamés. Beaucoup de belles choses dans cette aventure : la découverte, enfin, du réseau humain, frères et sœurs de pensée et d’action. Et celle, tout aussi phénoménale, de l’abondance de la nature, la joie des graines : une plante fait des milliers de graines que je peux donner pour enrichir l’autre sans m’appauvrir. Troquer ces petites pépites végétales qui sont la promesse d’une expérience, d’une découverte, d’une surprise, de la résilience alimentaire, la richesse de la nature dispensée gratuitement, accessible à tous. Je commence à répondre ainsi à cette inquiétude sourde en moi, de rater, dans mon parcours de vie, la lutte majeure de l’humanité de mon époque. Je mets un pied dedans. Ce pas de côté supplémentaire m’a nourrie et ouverte à d’autres possibles. Pourtant je n’ai pas su alors me libérer totalement de mon tempérament scolaire et peut-être élitiste : je décide de mener de front avec le service civique une 3e année de Licence en Biologie-Ecologie (sans avoir suivi les deux premières, je parle bien et j’ai su me faire valoir auprès des enseignants qui m’ont admise) et m’enfonce plus avant dans le surmenage.
Pourtant j’y ai encore appris beaucoup, mais ces connaissances m’ont encore abîmée. J’étais frappée surtout de voir mes camarades, à peine plus jeunes que moi, faire carrière dans l’écologie comme d’autres le font dans la politique ou le commerce. J’avais le sentiment qu’ils ne mesuraient pas la gravité de ce que nous voyions en hydrologie, en pédologie, en climatologie. Sans doute cela a-t-il contribué à une forme d’isolement et de déprime auquel s’est ajouté d’autres difficultés, le tout m’ayant lentement mais indubitablement conduit à un effondrement, au cours de l’année.
Il m’a fallu beaucoup de temps pour m’en relever, peut-être pas pour être guérie, mais du moins pour être debout, être à part entière. L’épisode chaotique que j’ai vécu a été un miracle de libération : plus rien n’avais d’importance que ce que je décidais. C’est l’évènement qui a achevé mon émancipation des exigences sociales, des attentes, de la réussite, des conventions et de l’enclavement de la doxa qui m’étouffait. Je vois bien que d’autres restent bloqués, pas loin de la bifurcation. Je sens leur souffrance. Et je ne souhaite à personne de vivre son propre effondrement, et pourtant, je crois que c’est ce qu’il leur manque, à eux aussi, pour achever de se libérer. Car il faut une audace et une confiance en soi remarquable pour se passer du chaos dans le processus de bifurcation. Déserter notre système biocide, ça se fait souvent dans la douleur : c’est un renoncement à la facilité, c’est marcher contre le vent, c’est tout réinventer, repenser, construire parce que le monde que nous souhaitons n’existe pas encore, peut-être n’existera jamais. Mais une fois qu’on y est, c’est l’hilarité d’être sorti, de voir l’absurde de l’extérieur et de prendre des distances saines avec un monde fou, plus encore, de trouver une altérité solidaire pour co-construire.
Aujourd’hui je porte, officiellement, un projet agricole. Je suis en fermage pour trois ans avant un achat des terres, l’exploitation est certifiée AB et prochainement Nature et Progrès. En réalité, les institutions du monde agricole n’y voient qu’une mode néo-rurale à tendance hippie : je possède soi-disant trop peu de surface pour faire quoi que ce soit (1,4 Ha) et on est bien gentil de me laisser jouer les mains dans la terre comme un enfant dans son bac à sable. Je n’en veux pas au monde agricole de ne pas comprendre mon projet : comme dans l’éducation nationale, tout est à revoir dans l’agriculture. Malheureusement les agriculteurs aux pratiques biocides font beaucoup plus de politique que les enseignants.
Outre cette incompréhension, il faut faire face à ses propres contradictions, car en tant que porteur de projet, nous sommes amenés à consommer, à polluer, à faire des compromis avec notre éthique pour faire, concrètement, et donner corps à nos propositions ; pour ne pas les laisser à la seule pensée comme à un tombeau. Comme la marche, c'est une recherche perpétuelle d'un équilibre dynamique fragile.
Je fais de la pépinière d’arbres fruitiers greffés, mais surtout de nombreux arbres et arbustes que je fais pousser à partir de la graine. Ils ont un intérêt comestible, mellifère, amendent le sol, fixent l’azote, produisent de la matière organique, de l'énergie renouvelable (en trogne), ils limitent l’érosion, accueillent la biodiversité, favorise l’infiltration de l’eau, font de l’ombre, appellent la pluie – que ceux qui doutent lisent Francis Hallé, c’est démontré et connu.
Simultanément, j’implante des arbres sur mon petit bout de terre. Il est malheureux que le concept de forêt jardin fasse l’objet du discrédit pesant, dira-t-on, sur ce que la mode prend pour objet, j’ai envie de répondre que le bon sens ne passe pas de mode. Ce que je souhaite faire, à travers ce type de culture, est de proposer une autre façon de s’alimenter comme de produire, afin de sortir du modèle cultural de la steppe (qui donne notre monoculture sur des surfaces immenses) pour proposer un modèle mimant la forêt, autrement plus proche du climax végétal de l’Europe. Faire graviter notre mode de culture autour de l’arbre, c’est remettre au centre de l’agriculture ce pilier tout à la fois du cycle de l’eau et du cycle du carbone. L’eau, le carbone (qui est à la fois réchauffement climatique ou fertilité du sol) les enjeux absolument fondamentaux de l’humanité et du vivant, aujourd’hui, et pour le siècle à venir. Un million d’objections peuvent se soulever contre une telle idée, je les vois moi-même. Ce à quoi je contribue, et ce à quoi contribuent des centaines de porteurs de projets dans les environs, c’est à alimenter la créativité collective pour construire les solutions de ce qui serait une bifurcation agricole à l’échelle de la société.
Bien sûr, le travail est difficile. Et dans mon processus de bifurcation, il me reste à me délester de cette vieille sorcière du surmenage qui me suit partout. Nous avons besoin de garder un degré de conscience supérieur, de ne pas oublier ce qui nous amène ici, de cultiver aussi le bien vivre et la joie, dans un monde qui se délite, où l’urgence gueule à nos oreilles de poursuivre un travail éprouvant, dévalorisé par la société et moqué du monde agricole conventionnel. Là, le réseau humain est indispensable, et c’est lui qui m’a conduit ici, à ce terrain que je cultive. Nous sommes nombreux et ensemble nous tissons la résilience. C’est ainsi que l’on persévère malgré toutes les concessions écœurantes que l’on fait au système, malgré la pénibilité d’un travail souvent éprouvant, malgré parfois la sensation douloureuse de commencer alors qu’il est déjà trop tard.
Pour ceux qui veulent se lancer, rappelez-vous ce qu’est un système aggradant : il demande de moins en moins de travail, il produit de plus en plus, son impact bénéfique sur la biosphère augmente dans le temps. Pensez aux conséquences : quand on démarre un tel système, on fait face dès le début à l’intensité de travail maximale, on connaît toutes les difficultés : la pauvreté du sol, les maladies, les ravageurs, le manque d’infrastructure, l’inexpérience… Il faut garder cela en tête à la fois pour penser à faire très peu au début (je ris encore de la naïveté avec laquelle je pensais que mes objectifs, pour une première année, n’étaient pas ambitieux) et à la fois pour se rappeler que ce ne sera jamais aussi difficile que lors de cette amorce. Si possible, je vous encourage à faire à plusieurs. Et pas seulement chacun dans son activité, mais plusieurs sur le maraîchage, le houblon et la bière ou le blé et le pain, plusieurs au verger. Évitons de nous exploiter : car là aussi, le modèle que nous proposons doit être ambitieux, dans le respect de soi, de l’humain, et du vivant. Enfin, peut-être que je me trompe, mais je crois qu’on ne peut pas se passer de cultiver la joie et de cultiver l’humain. On ne peut pas lâcher le bonheur, dans toute son immanence, qui vient du fond de nos tripes et qui ne s’achète pas. Je pense même que c’est ce que l’on peut offrir aux générations futures, un formidable substitut au plaisir narcotique addictif de la consommation : voilà tout ce que le système a à offrir.
Nous proposons beaucoup mieux.