Au départ, je suis ingénieure agroalimentaire spécialisée dans l’alimentation infantile. J’ai passé 8 ans dans une grande multinationale à différents postes à responsabilités, jusqu’à faire « le fameux burn out » (cette expression, c’est à ma grand-mère que je la dois…).
Je ne suis pas arrivée là par hasard : ce poste, cette carrière, je les voulais, j’en rêvais même. Je ne vois pas non plus le burn out comme un « pétage de câbles » ponctuel, une chose que l’on n'a pas supporté qui nous a fait dégoupiller… je pense que la société d’aujourd’hui nous construit pour cela.
Je m’explique. J’ai toujours été une bonne élève. Au collège, je voulais être ornithologue, parce que j’adorais les oiseaux. La conseillère d’orientation m’a dit que ce métier n’existait pas, mais que, vu mes notes, je devrais faire une prépa et une école d’ingénieurs.
Mes parents n’ont pas fait ces études-là et ne connaissaient pas ce milieu. Toutes mes amies en tête de classe allaient suivre ce parcours, c’était le parcours « pour les meilleur.es », c’est ce qu’on disait, et j’aime bien faire partie des meilleur.es.
Je travaille beaucoup en classe prépa et je trouve la biologie passionnante. Je suis prise dans l’école que je voulais, sans trop savoir concrètement ce que je vais faire. Mais on me rabâche sans cesse que je fais partie de « l’élite », donc c’est que ça doit être cool comme métier.
Je me rappelle, avec mes amies on se disait : "mais ils ne peuvent pas nous dire concrètement ce que fait un.e ingénieur.e quand il ou elle se lève le matin ?"
On s’est posé cette question jusqu’à la fin de nos études.
Durant ma deuxième année d'école d'ingénieurs, je suis partie faire du volontariat au Cameroun pendant quelques mois.
Cette expérience a changé ma vie. En me trouvant confrontée à la corruption, je me suis sentie inutile. Je me suis alors dit que le seul moyen de changer les choses, c’est d’être du côté de ceux qui ont de l’argent, à l’intérieur des multinationales qui vendent du lait infantile dans les pays d’Afrique.
J’ai donc construit ma carrière dans ce but. J’ai travaillé 4 ans comme responsable en usine puis 3 au siège, comme ingénieure qualité pour la branche africaine d’une multinationale. Mon but. Je l’avais enfin.
Je n’ai pas compté mes heures, les trajets pour les relations à distance, les nuits blanches, les ulcères… ce qui comptait, c’était mon poste. J’allais, avec ces responsabilités, changer le monde.
Bien sûr que j’y croyais. Les sélections sont tellement dures pour atteindre ces postes. C’est l’élite de l’élite, comme on nous le répète depuis la sortie du bac. Si on ne change pas le monde avec autant de responsabilités, à quoi ça sert ?
Et arrivée là… patatras !
En fait, j’ai l’impression d’être la seule à vouloir changer les choses. Je suis déjà pratiquement la seule du pôle Afrique à avoir déjà mis les pieds sur le continent, en dehors des déplacements pro.
Ce qui compte, ce sont les chiffres, la rentabilité, les timings, être bien vu aux bons horaires au bon endroit par les bonnes personnes.
C’est là que ça a commencé.
Le burn out c’est une maladie très particulière. Ça ne se voit pas forcément. Mais je vivais avec un filtre noir devant les yeux H24. Je ne voyais plus d’intérêts à ce que je faisais. Je me sentais démunie, dépassée. Je rentrais le soir et me regardais dans la glace, et je n’avais pas l’impression d’être quelqu’un de bien.
Ça dure le burn out, plusieurs années parfois, ça met du temps à s’installer. Et dans mon cas, le pire, c’est que je le voyais venir. Comme s'il fallait que je me prenne le mur pour pouvoir changer de direction. J’ai mis du temps à accepter que le problème venait de mon travail, à accepter que je m’étais trompé de rêve, à accepter ce qui était pour moi un échec.
Le yoga a été une bouée de sauvetage, mais ça ne m’a pas permis d’éviter le burn out. Je pense que ça m’a permis de m’en remettre plus rapidement et de me poser les bonnes questions.
J’ai fini par prendre un congé sabbatique. J’étais à bout de force, inefficace. Je pleurais tous les jours et n’avais plus d’énergie.
J’ai pris un congé sabbatique pour voyager, et surtout, parce que je n’étais pas capable de démissionner. J’étais terrifiée à l’idée de quitter le monde de l’entreprise, le réseau que j’avais construit, mon expertise et mon confort financier.
Le monde de l’entreprise peut être très vicieux. Dès le début de ma carrière, j’ai eu des responsabilités et on vous fait sentir indispensable. C’est pour ça qu’il y a les appels la nuit, pendant les vacances, les weekends, les horaires à rallonge… on ne peut pas se passer de vous.
Mais en même temps vous savez très bien que vous êtes immédiatement remplaçable, qu’il y en a 20, 100 qui font la queue pour votre poste, et que l’on ne vous retiendra pas… forcément on pète un cable !
Quel a été le déclic ? C’est la question que l’on me pose le plus.
Pour moi il n’y en a pas eu. C’était des milliards de gouttes d’eau qui ont fait déborder un vase déjà trop plein, ou plutôt qui ont rempli un vase,mais le vase s’est transformé, donc ça ne fonctionnait plus.
Le déclic c’était moi. Avant mon entretien annuel, que d’habitude je préparais d’arrache pieds pour toujours avoir le meilleur plan de carrière. Cette fois-ci, je n’avais pas d’envie de poste, de responsabilités, pas d’énergie. Un vide absolu, rien ne me faisait vibrer. Un besoin de descendre de ce train qui allait à 2000 à l’heure depuis trop longtemps.
Je me suis laissé porter par mes passions pendant mon congé sabbatique et j’ai commencé à donner des cours de yoga.
Quand est arrivée la date butoir où je devais retourner dans l’entreprise, j’ai fermé les yeux, imaginé marcher dans le hall. J’ai ressenti mon ventre qui se serrait, et je me suis dit "Non. Ce n’est plus pour toi."
Est-ce que j’avais peur ? Bien sûr, j’étais terrifiée. Est que les doutes disparaissent ? Bien sûr que non, il y en a toujours.
Est ce que j’ai toujours une boule au ventre le matin et les larmes aux yeux le dimanche soir ?
Non. J’ai le sourire aux lèvres quand je vais et sors de cours.
Et je vis. À mon rythme, à ma façon.
J’ai la chance d’être sortie de cette tornade, dans laquelle plus rien n’a de sens, où l’on enchaîne les migraines à trop se poser de questions…
Je ne sais pas si je serai professeure de yoga toute ma vie. Je ne sais pas si c’est le bon choix. Je ne sais pas s’il y a un bon choix. Je teste, j’explore, je m’amuse… et je retrouve le sourire