De mémoire de militants bordelais habitués à arpenter les trottoirs depuis quelques années, on n'avait jamais vu ça. Il en venait de partout, des femmes, des hommes, des enfants, des vélos, des fauteuils roulants qui faisaient la course, des vieux, des mômes, toutes les rues qui convergeaient vers les Quinconces, depuis les boulevards, en passant par la Victoire étaient autant de courants qui venaient grossir d'autres courants. Pas question de suivre le chemin qui avait été prévu, on ne savait plus où était le début de la manifestation, parce que plein de cortèges spontanés repartaient vers la place Pey-Berland quand devant il devenait impossible de bouger. Pas de slogans, pas de signes d'appartenance politique ou religieuse ; des dessins, des crayons, une foule qui s'applaudissait de son audace, d'avoir quitté le confort de la télé et les digestions pénibles des repas dominicaux et qui s'étonnait de se trouver plurielle et pourtant unie. De plus téméraires montaient sur des réverbères, de plus légers ou légères sur les épaules de leur pères ou de leur copain pour immortaliser ce moment et répéter que c'était innombrable, parce qu'on n'en voyait pas la fin. 100.000 disaient les medias - mais ce chiffre ne signifiait rien - la foule, par définition, ne se laisse pas enfermer dans un chiffre. Tout d'un coup, un visage connu, on s'embrasse, on se dit qu'on est heureux d'avoir été là, on se dit qu'il ne faut surtout pas s'arrêter en chemin, on se dit qu'on se reverra peut-être. Mais, les autres, tous les autres, on ne les connaît pas et pourtant on se sent proche d'eux.
Je plains ceux qui n'ont pas pu venir, pour de multiples raisons, dont toutes ne sont pas acceptables. Parce qu'ils ont peur, parce qu'ils redoutent des amalgames hâtifs ou intéressés, parce qu'ils détestent cette "récupération", parce qu'ils pensent à tous ces enfants, ces femmes, ces hommes qui ont été victimes de la guerre, d'attentats, de bombardements, de drones et sans que cela soulève une aussi forte indignation. Car, comment se révolter si on commence par ne pas être là où la foule se rassemble ?