Deux livres viennent de paraître aux Editions Confluences et dont j'ai grand plaisir à rendre compte. Ils appartiennent à des genres bien différents et c'est aussi une des raisons pour lesquelles leur lecture m'a enchanté, un récit d'un côté, une biographie de l'autre.
C'est un très beau portrait de femme que Claire Jacquet (Claire Jacquet qui est directrice du FRAC (Fonds régional d'art contemporain MECA à Bordeaux) nous propose dans ce court récit, « Y », celui de sa grand-mère. Le titre est mystérieux, on en découvrira les différents niveaux de sens au fil de la lecture. Il est plein d'affection pour cette figure tutélaire et s'interroge sur ce qu'a pu être la vie d'une femme d'avant Le deuxième sexe. Une vie tout entière déterminée par l'image traditionnelle de la femme : épouse, mère, catholique pratiquante, et pratiquant les devoirs de sa classe sociale, soucieuse de son patrimoine ( on ne parlait pas encore de « matrimoine ») ; mère au foyer, certes, mais qui n'a guère mis la main à la pâte, aidée qu'elle était par une armée de domestiques. « Elle a un rapport à la vie biaisé », écrit Claire Jacquet.
Qu'en était-il de sa liberté intérieure ? Qu'est-ce qui lui appartenait en propre ? Qu'est-ce qu'elle pensait, par devers elle ? Il faut décrypter les signes de cette personnalité, de son originalité profonde, qui n'échappent pas à la tendre perspicacité de sa petite-fille – malgré leur ténuité – ainsi de sa volonté d'apparaître sur l'annonce du décès de son mari, non pas comme Mme Léon F. mais comme Mme Yvonne F.
Comment se maintient l'unicité d'une personne sous les contraintes du rôle que les traditions lui imposent, le problème est réel. « Elle a été la dernière digue du patriarcat, admettant la loi du père, du mari et des fils (…) Elle aura été la dernière digue. Après elle, tout va exploser. » On peut penser que les conditions de vie qui furent celles de 'bonne maman', privilégiées s'il en fut, ont sensiblement atténué les sacrifices qu'elle aurait pu être contrainte d'effectuer.
Le regard de Claire Jacquet est celui d'une femme de notre temps, elle ne peut s'empêcher de marquer, en italiques, son étonnement, ni d'employer parfois un vocabulaire familier qui tranche avec l'ambiance très aristo de la galerie de portraits de ses ancêtres. J'aime que le livre commence par des généalogies à la Prévert et finisse par des recettes de cake.
Le second livre est donc une biographie, "La vie de Félix Arnaudin". Qui mieux que Guy Latry pouvait nous raconter la vie de Félix Arnaudin, lui qui a consacré de nombreuses années à faire connaître l'oeuvre d'Arnaudin ? (Guy Latry est professeur émérite d'occitan à l'Université Bordeaux-Montaigne. Il est partie prenante dans la publication des OEuvres complètes d'Arnaudin et a édité son Journal et sa Correspondance). Le livre qu'il lui consacre est passionnant à plus d'un titre. Il analyse très finement la personnalité complexe de cet amoureux inconditionnel d'un pays, d'un paysage, d'une culture en pleine mutation. Arnaudin est né à Labouheyre en 1844 et il y restera viscéralement attaché, résistant aux sirènes de l'ascension sociale que permet la plantation de la forêt industrielle de pins décidée par le pouvoir napoléonien. « Avec le triomphe de l'arbre d'or, la lande découvre à la fois le capitalisme et l'exacerbation de la lutte des classes. »
Arnaudin arpentera en tous sens cette lande qu'il voit disparaître pour que subsistent des traces indélébiles de ceux qui y ont vécu et travaillé. Ce « chasseur » enfiévré de solitude est en même temps collecteur méthodique, possédé et savant, ethnologue et indigène, écrit Latry. La photographie est une aide précieuse pour cette enquête. Mais Arnaudin n'en reste pas là. Grâce à un réseau d'informateurs et surtout d'informatrices, il rassemble les contes qu'on se racontait le soir, à la veillée ; les chants qui animaient les fêtes et rendaient moins pénibles les travaux quotidiens. Travail d'ethnologue, de folkloriste ou de traditionniste ? Arnaudin est difficilement classable, parce qu'il puise dans son propre fonds de souvenirs et intervient parfois dans la transcription de ce qui était une culture purement orale. L'étude linguistique des différentes variantes de l'occitan parlées dans la lande retient particulièrement l'attention du professeur d'occitan qu'est Guy Latry. - et c'est un aspect très important de l'oeuvre d'Arnaudin.
Le destin d'Arnaudin est finalement tragique. S'il est reconnu par les spécialistes des disciplines où il s'illustre, il reste méconnu et incompris dans son propre milieu ; il se sent « déclassé », à tous les sens du terme, s'accroche à une réalité qui déjà n'est plus et finit, après la disparition de celle qui fut l'amour de sa vie, Marie, dans une pauvreté qui ne peut qu'augmenter son amertume et sa nostalgie. L'importance de ce qu'il a accompli ne sera reconnue que des années après sa mort grâce à la publication de ses œuvres complètes qui réserve tant de belles surprises. Le livre de Guy Latry en est l'introduction indispensable.