Par Thibault Deleixhe, docteur en histoire de la culture slave, dont les recherches portent sur les influences réciproques entre le politique et la littérature.
Le sentiment qui se dégage des débats récents est que certains d’entre nous rejettent d’autant mieux l’impérialisme américain qu’il leur est familier, tandis qu’ils accordent d’autant plus volontiers le bénéfice du doute à l’impérialisme russe qu’ils le méconnaissent. Cela laisse accroire que, contre un atlantisme ayant mué en un bilatéralisme aussi inégal que brutal, il y aurait de larges concessions diplomatiques à faire à une Russie dont les exigences seraient raisonnables. Si je souscris sans difficulté à la première assertion, j’avoue ne pas comprendre sur quoi se fonde la seconde.
Tout d’abord, notons que la méconnaissance de la Russie n’est pas une fatalité. La redéfinition de son rôle impérial a fait l’objet d’ouvrages synthétiques très complets (Teurtrie, Marchand, Gliniasty), le déploiement de ses capacités militaires a été analysé sous toutes les coutures (Facon, Galeotti, Slipchenko), ses activités de déstabilisation géopolitiques ont été retracées avec minutie (Applebaum), la mise à nu de son instrumentalisation mensongère de l’histoire a rempli des bibliothèques entières (à commencer par ce qu’en a dit et écrit l’immense Snyder) et des compendiums existent qui cadastrent la généalogie de la pensée théorique qui fournit aujourd’hui au Kremlin son logiciel de fonctionnement (Tyrsenko, Eltchaninoff). Il est néanmoins certain que, jusqu’à très récemment, ce n’est pas une question qui a vécu avec beaucoup d’intensité dans nos contrées.
Nous partageons toutefois une communauté de destin avec des pays dont ce voisinage a forgé l’histoire et qui, loin d’être figés dans une crispation viscérale, ont déployé des analyses froidement lucides des modalités de cohabitation, et cela par nécessité. Je crois qu’il est temps de prêter attention à l’expertise qu’ils ont à nous partager.
La Russie et ses frontières : une instabilité historique et un impérialisme en mouvement
J’ai eu la chance de vivre en Europe centrale, d’effectuer de fréquents voyages en Russie et de mener des recherches sur les influences croisées entre le politique et la littérature dans l’espace slave. Permettez-moi donc de rappeler quelques faits au sujet de la Russie contemporaine.
Il s’agit de signaler que la Russie est désormais porteur d’une forme d’ordre moral qui ne s’arrête pas aux limites de son territoire.
Le premier rappel utile est que, depuis la création de l’État moscovite au XIIème siècle, son territoire n’a jamais connu de frontières fixes plus de 50 années d’affilé. Cette instabilité a permis à Poutine d’affirmer, puis de le faire afficher dans les rues des métropoles de la fédération, que « les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part ». L’ambigüité de la formule est employée à dessein, il s’agit de signaler simultanément que la Russie est désormais un pays porteur d’une forme d’ordre moral qui ne s’arrête pas aux limites de son territoire mais également de sous-entendre que cette mission supérieure ne peut s’embarrasser de contingences telles que les frontières internationalement reconnues, le tout en formulant la promesse implicite d’une expansion à venir dans un futur incertain.
Les tensions sociales et leur impact sur le régime russe et ses politiques expansionnistes
Il est bon aussi de se garder d’un certain romantisme. La société russe est marquée par la faiblesse de ses institutions de pacification des relations sociales. Qu’il s’agisse de la sécurité sociale à couverture faible et aux allocations insuffisantes, des pensions rachitiques, des tensions interethniques, de la défiance envers les fonctionnaires publiques, de l’hyper banalisation des violences sexuelles et domestiques, de la détestation unanimement professée à l’égard de la communauté LGBTQIA+ ou encore de l’organisation du succès économique autour d’une rente corruptive, le tissu social est irrigué par une violence latente qui affaiblit considérablement la notion de solidarité, si ce n’est dans sa forme la plus directe qu’est le soutien à la famille et dans sa forme abstraite qu’est le devoir envers la patrie. Cette relative anémie sociale, et le fait que la plupart des conscrits viennent des régions pauvres à faible composante ethnique grand-russienne, contribue à une plus large tolérance aux pertes humaines de ses concitoyens dans le cadre d’un conflit. Celle-ci permet au Kremlin de déployer des forces au sol sans s’exposer à une érosion de sa légitimité, ce qui contribue un avantage tactique considérable en comparaison des démocraties libérales. [...]
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