Billet de blog 15 novembre 2023

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Rencontre avec Mathilde Rouxel, directrice artistique du FFA 2023

Du 17 au 28 novembre 2023 se déroule la douzième édition du Festival du Film franco-arabe de Noisy-le-Sec sous la direction artistique de Mathilde Rouxel.

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Cédric Lépine : Comment définiriez-vous la ligne éditoriale du Festival du Film franco-arabe de Noisy-le-Sec ?

Mathilde Rouxel : Le festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec est né il y a douze ans. Cette année est ma première édition. La ligne programmatique que je défends s'inscrit bien entendu avant tout dans la lignée de l'histoire du festival : participer à la circulation des films produits dans les pays arabes en France et en Europe, et mettre en avant les productions françaises qui posent des questions concernant la mixité, l'immigration - le racisme aussi, qui explose aujourd'hui avec une violence inouïe et sur laquelle le cinéma permet de poser une distance réflexive. Ma volonté est aussi d'inscrire ces images, de moins en moins rares dans les salles de cinéma mais toujours peu mises en avant, dans une chronologie rétrospective. Le cinéma des pays arabes se développe dans une histoire, et c'est cette histoire que nous choisissons de réfléchir en ouvrant le festival à une rétrospective, comme celle consacrée à Jocelyne Saab, et en invitant des cinéastes confirmés, comme Maï Masri, pour qu'ils racontent aussi leur histoire du cinéma.

C. L. : Quel regard rétrospectif faites-vous sur l’histoire des douze années de festival ? Quels ont été les changements marquant jusqu'à cette année ?

M. R. : Le FFFA est né dans une période d'ébullition créatrice dans les pays arabes. Les caméras numériques s'étaient généralisées, une nouvelle génération s'est emparée de l'image et les expressions artistiques se sont imposées avec force au moment des Printemps arabes. C'est probablement devant cette nouvelle forme de discours et ces nouvelles manières de montrer le monde qu'est née la nécessité de créer des festivals comme le FFFA - et des formes similaires de rencontres cinématographiques avec des réalisateurs contemporains ont été créées un peu partout en France et en Europe à la même époque.

Le FFFA est loin d'être un cas isolé, et tous ces festivals, qui pour la plupart vivent encore aujourd'hui, ont tous été témoins du même mouvement impressionnant de maturité de l'industrie cinématographique dans la plupart des pays de la région, qui a plus de moyens et qui diversifie aujourd'hui ses sources de financements. Davantage de moyens de production leur permettent évidemment d'être beaucoup plus libres dans leur création. Résultat : en 2023, les réalisateurs.rices des pays arabes se sont imposé.e.s dans tous les grands festivals de cinéma que nous connaissons en Occident - à Cannes, à Venise, à Berlin, à Sundance, à Toronto... et gagnent des prix pour leurs films, car leurs œuvres sont audacieuses, courageuses et formellement souvent très créatives.

La réalité "franco-arabe" du cinéma des pays du sud de la Méditerranée, qui était une réalité rarement contournée jusqu'à récemment, est de moins en moins systématique aujourd'hui, et l'enjeu d'un festival comme le FFFA est sans doute désormais d'accompagner ces nouvelles formes de défis créatifs auxquels font face des cinéastes qui n'ont pas forcément la visibilité dont bénéficient leurs pairs.


C. L. : Quelles relations avec le public cherchez-vous à développer entre cinéphilie et besoin de mettre en valeur les thématiques actuelles méditerranéennes ?

M. R. : Montrer des images, c'est ouvrir des imaginaires. La question qui m'importe en tant que directrice artistique est moins de mettre en avant les questions sociales qui sont celles qui dominent en Méditerranée (le journalisme et la recherche sont à mon sens plus pertinents pour trouver de l'information) que de créer des images mentales. Est-ce que la compréhension de ce qui se passe aujourd'hui dans la bande de Gaza serait différente si nous avions davantage de représentation du territoire dans notre imaginaire collectif ? Je le crois. Le cinéma est politique parce que c'est un art des sociétés humaines. Nul besoin de slogans et de discours radicaux pour soulever des questions et engager des débats - voir une comédie comme Les Filles d'Abdulrahman, réalisé par le cinéaste jordanien Zeid Abuhamdan, ouvre autant de pages blanches à colorer qu'un documentaire comme Cueilleurs de la réalisatrice palestinienne Jumana Manna, qui questionne les ressorts de l'occupation israélienne. Donner accès à des films réalisés ailleurs par des cinéastes qui n'ont pas grandi dans les mêmes carcans idéologiques permet à chaque spectateur d'enrichir un peu son monde. C'est le cas aussi pour des publics ayant eux-mêmes des liens familiaux avec un ou plusieurs pays arabes : il s'agit toujours d'une découverte et d'une rencontre avec un paysage et des individus. Un film est un voyage.

C. L. : Comment avez-vous souhaité cette année aborder la tragique actualité en Palestine à travers le festival ?

M. R. : L'actualité nous rattrape mais la situation que vivent aujourd'hui les Palestiniens est loin d'être nouvelle. À la fois l'histoire et l'actualité, notamment celle d'une colonisation qui s'étend avec une violence croissante en Cisjordanie, est au cœur du travail des réalisateurs.rices palestinien.nes depuis toujours. La programmation du festival, annoncée publiquement le 4 octobre, a été pensée bien évidemment en amont des événements tragiques récents. La Palestine y tient une place importante parce que la diversité des formes et des récits palestiniens est passionnante. Maï Masri, considérée comme la première femme réalisatrice d'origine palestinienne, donnera le 25 novembre une masterclass sur sa carrière, au cours de laquelle elle fut à la fois documentariste de guerre particulièrement au Liban et en Palestine mais aussi réalisatrice de fiction : en évoquant son travail, elle parlera de l'occupation israélienne de Beyrouth, des camps de réfugiés palestiniens au Liban, de la lutte des civils palestiniens pour leur survie en Cisjordanie. Le travail de Jocelyne Saab également, et notamment Lettre de Beyrouth (réalisé en 1978) montré le 19 novembre à 17h30, présente aussi l'occupation du Sud du Liban par Israël et la résistance des Palestiniens. En définitive, le festival n'a aucune vocation d'être commentateur de l'actualité, mais les films, particulièrement ces œuvres qui permettent un retour sur l'histoire, offrent évidemment des clés essentielles pour comprendre la situation contemporaine. Cueilleurs, évoqué plus haut, ainsi que la belle fiction Bir'em du réalisateur français Camille Clavel, discutent pour leur part la violence symbolique et physique de l'occupation et de l'état d'apartheid auxquels sont soumis les populations palestiniennes en Israël. Ces films questionnent l'histoire des peuples et sont ouvertement politiques. Mais la réalité palestinienne s'écrit aussi dans des parcours intimes : le film multiprimé de Lina Soualem, Bye-Bye Tibériade sera présenté en avant-première dans le cadre du festival, et nous l'attendons avec impatience : retraçant la trajectoire de 4 femmes de sa famille, et notamment de sa mère, la célèbre comédienne Hiam Abbas, Lina Soualem tisse avec une grande délicatesse un récit familial ancré sur les rives du Tibériade, dans un paysage au souvenir palestinien mais qui est désormais une région d'Israël. Ce sont là encore de belles images dont on peut s'imprégner et d'importants récits individuels qui enrichissent notre carte mentale et notre imaginaire.

C. L. : Comment le festival travaille avec les salles de cinéma locales durant le festival et le reste de l’année ?

M. R. : Le festival est un temps fort qui n'a pas de réelle continuité le reste de l'année. Tous les efforts sont rassemblés pour créer une programmation riche qui permette aux films de dialoguer entre eux sur un temps festif donné. Cela dit, le festival ne se passe pas qu'au cinéma Le Trianon de Romainville et n'est pas seulement consacré au cinéma. Nous travaillons avec plusieurs établissements de Noisy-le-Sec, qui proposent une programmation en résonance avec le festival : Souad Massi se produira au Théâtre des Bergeries, le collectif des Arabes du futur produiront un DJ set à Canal 93, Abdallah Akkar présentera son exposition à la Micro-folie, Sirine Fattouh, que nous accueillons également au Trianon, exposera également son travail à La Galerie - centre d'Art contemporain. Par ailleurs, plusieurs cinémas du réseau Est-Ensemble (le Cin'Hoche de Bagnolet, le Ciné Malraux de Bondy, le Ciné 104 de Pantin, L'Écran Nomade à Bobigny) proposent à leurs publics des films du festival ou des films de leur choix en lien avec les thématiques que nous explorons. L'Institut des Cultures d'Islam nous fait aussi l'honneur d'accueillir une projection de la rétrospective de Jocelyne Saab durant le temps du festival. Cette circulation entre les arts et entre les lieux font, à mon sens, l'une des grandes richesses de ce festival.

C. L. : Comment et pourquoi s'est construit le focus autour du Liban ?

M. R. : Le Liban connaît depuis 2019 une crise économique majeure, qui s'est rapidement doublé d'une crise politique et d'une crise humanitaire. Ces moments de crise sont, comme l'ont été les Printemps arabes que nous évoquions au début, des moments de foisonnement : la nécessité de s'exprimer, de témoigner, de dénoncer, d'expliquer a fait qu'un nombre impressionnant de films nous parviennent aujourd'hui du Liban. Donner la possibilité à quelques films et quelques cinéastes de rencontrer leur public me semblait indispensable - tout en les inscrivant dans une histoire cinématographique, en les associant avec le travail de deux figures incontournables du cinéma au Liban, Jocelyne Saab et Maï Masri.

C. L. : Pouvez-vous parler de ce que représentent les cinémas de Maï Masri et Jocelyne Saab auxquelles vous accordez des mini rétrospectives ?

M. R. : Plusieurs choses ont conduit à la programmation de ces deux cinéastes pionnières du cinéma documentaire. Au-delà du fait que leur œuvre est d'une actualité impressionnante, ce qui m'intéressait était d'abord de faire résonner le passé et le présent, et différents régimes d'images - les premiers documentaires de Maï Masri et de Jocelyne Saab s'inscrivent formellement dans leur époque, et c'est un mode de récit qu'il me semble important de revisiter, en regard de l'explosif Anxious in Beirut de Zakaria Jaber ou du dispositif ingénieux de la caméra dans la voiture proposé par Sirine Fattouh dans son film Behind the Shields. Avoir le témoignage de Maï Masri est également une chose précieuse, et il me semble que son expérience peut éclairer celle de Jocelyne Saab, qui nous a malheureusement quittés en 2019.

Le travail de Jocelyne Saab, quant à lui, est longtemps resté difficile d'accès, ce qui justifie ce coup de projecteur aujourd'hui. Il vient en effet de bénéficier d'un travail de restauration, réalisé de façon indépendante pour la première fois par une équipe de techniciens en majorité libanaise. 

Organiser cette rétrospective est aussi l'occasion de célébrer la sortie récente d'un ouvrage, Le Livre pour sortir au jour de Jocelyne Saab (éditions commune, 2023), un livre d'art de petit format qui met en avant les archives de Jocelyne Saab et qui recueille plusieurs textes sur la cinéaste. Le livre, qui sera présenté par son éditrice dimanche 19 novembre après la projection de Lettre de Beyrouth, sera disponible à la vente après certaines séances le premier week-end du festival et disponible en librairie (chez les Pipelettes à côté du Trianon notamment). Cette rétrospective est aussi l'occasion de présenter le coffret DVD, Jocelyne Saab, cinéaste (période 1974-1982) qui sortira le 5 décembre aux éditions Les Mutins de Pangée. La rétrospective se poursuivra après le festival dans dix lieux à Paris et au Cinéma l'Écran de Saint-Denis, jusqu'au 10 décembre.

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