Billet de blog 23 décembre 2024

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec le réalisateur Omar Mouldouira pour son film "Un été à Boujad"

Encore en recherche de distributeur pour bénéficier d'une sortie en salles de cinéma en France, "Un été à Boujad", le premier long métrage de fiction réalisé par Omar Mouldouira poursuit son cheminement avec une diffusion alternative. Il est question dans ce film d'une enfance au Maroc dans les années 1980 autour du conflit généré par le statut de transfuge de classe.

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Illustration 1
Omar Mouldouira © DR

Cédric Lépine : Quel a été pour vous l'élément clé pour reconstituer les années 1980 au Maroc ?
Omar Mouldouira :
Raconter l’enfance ou l’adolescence, c’est souvent plonger dans son propre passé pour restituer avec justesse l’époque décrite. Pour moi, c’était les années 1980. Je pense encore comprendre ce que signifiait être jeune à cette époque, au Maroc, grâce à ma mémoire.
En revanche, à 51 ans, je suis étranger à la jeunesse de 2024, que je ne peux qu’observer avec mes a priori. Reconstituer une époque au cinéma coûte cher, et j’ai envisagé dans un premier temps de transposer mon histoire au début des années 2000, lorsque Mohammed VI, jeune roi, montait sur le trône après la mort de Hassan II. L’audace de ce jeune roi de rompre avec l’héritage paternel, me semblait résonner magnifiquement avec l’un des thèmes de mon scénario : le rapport père-fils et l’émancipation. Pourtant, cette transposition s’est vite révélée artificielle. Aussi, je méconnaissais la jeunesse de cette époque et son contexte
social. Résultat : cette version a fini à la poubelle.
Revenir aux années 1980 m’a permis de m’appuyer sur mes souvenirs, bien que parfois volatils, mais plus sincères et vivants. Situer l’histoire en 1986 l’inscrivait dans une époque chargée : la mort de Malik Oussekine, la Marche des Beurs, le badge Touche pas à mon pote, et la politique du P »rends 10 000 balles et casse-toi ». C’était aussi l’âge d’or d’objets iconiques : Rubik’s Cube, Walkman, cassettes audio… Des éléments qui, au-delà de la nostalgie et de l’effet Madeleine de Proust, ont donné au film un ancrage visuel et authentique.

C. L. : Peut-on parler de la souffrance du « transfuge de classe » avec cet enfant qui souffre à ne pas trouver sa place dans sa famille ?
O. M. :
Absolument, et dans un sens opposé à celui de son père. Karim est le fils d’un immigré ayant travaillé 20 ans en France, enchaînant les 3x8 dans une usine. Là-bas, il appartenait à une famille modeste. Mais tout bascule lorsque son père décide de rentrer à Boujad, bourgade marocaine, pour ouvrir un garage, grâce à l’aide au retour – les fameux 10 000 francs. Aux yeux des Marocains, Karim devient alors le fils de l’émigré “qui a réussi”, ce “Baba Noël de l’été” qui débarque dans sa R12 break aux amortisseurs frôlant la route, tant elle déborde de cadeaux “made in France”.
Toute la question de la classe sociale se joue dans ces simples préfixes : “i-mmigré” en France, “é-migré” au Maroc. Mais le véritable fossé apparaît ailleurs. Pour financer les études de Karim, jugé “nul en arabe”, son père consacre l’intégralité des 10 000 francs à un lycée français hors de prix. Ce choix accentue l’écart entre Karim et les enfants du village, jaloux de ses études de luxe “chez les Français”. Déjà déraciné de la France, son pays de naissance, Karim devient ce transfuge de classe, tiraillé entre son milieu d’origine et l’image élitiste qu’il renvoie malgré lui.
Sa relation avec son père est empreinte d’ambivalence. Analphabète, ce dernier est secrètement fier de voir son fils réussir et obtenir les félicitations pour son passage en 4ᵉ. Mais cette fierté coexiste avec une frustration douloureuse : Karim incarne son propre déclassement social, une ascension qu’il ne maîtrise pas et un fils qu’il ne reconnaît plus.
De son côté, Karim souffre de la culpabilité d’être une charge pour les siens et de devenir un étranger aux yeux de ce père qu’il cherche pourtant à rendre fier.

C. L. : Comment avez-vous pensé le personnage de Mehdi ? Comme un père ou un frère de substitution ?
O. M. : Plutôt comme le grand frère que Karim n’aura jamais. Une idole, d’abord intimidante puis fascinante, car Mehdi incarne tout ce que Karim rêve de devenir : un homme libre, beau, fort, craint et affranchi de toute autorité. Mehdi est, en quelque sorte, le “Tyler Durden” (Brad Pitt) de “Jack” (Edward Norton) dans Fight Club de David Fincher : à la fois un fantasme et un alter ego.
Tous deux sont orphelins et marginalisés, mais pour des raisons différentes : Mehdi, stigmatisé comme un voyou, et Karim, étiqueté “Frenchy”. Pourtant, Mehdi demeure un ange gardien, symbolisé par ses adieux poignants depuis le sommet d’un bâtiment, alors que Karim reprend la route, seul à la fin.

C. L. : Quel est le contexte du poids des divisions sociales qui opposent notamment Messaoud, le père de Karim, à Haj Maâti ?
O. M. : La question du transfuge de classe ressurgit pour Messaoud, le père de Karim, avec encore plus d’ambiguïté. Haj Maâti incarne sans conteste la noblesse du village, à la fois financière et morale : riche, respecté, et auréolé de son pèlerinage à la Mecque. Sa djellaba blanche immaculée symbolise autant sa fortune que sa prétendue pureté morale.
À l’opposé, Messaoud, malgré son passé d’ex-émigré, n’est à ses yeux qu’un parvenu, dont l’ascension sociale repose sur un exil en France, jugé dérisoire puisqu’il s’est soldé par un retour au pays, perçu comme un échec.
Cette rivalité trouve sa source dans des blessures plus personnelles. Haj Maâti nourrit un ressentiment envers Messaoud, qui a épousé Fatima – celle qu’il convoitait – en dépit de son ancienne pauvreté. Aux yeux de Haj Maâti, Messaoud incarne l’usurpateur revenu frimer avec ses cadeaux “made in France”, alors que lui, le riche du village, n’a jamais eu besoin de s’exiler pour asseoir son statut.
Toute cette tension sociale et intime se cristallise dans une scène : lorsque Haj Maâti se rend au garage dont il est propriétaire, il trouve Messaoud, les mains noircies de cambouis, qui s’apprête à lui tendre la main. Mais Haj Maâti, dans un geste condescendant, retire sa main immaculée au dernier moment. Cette humiliation ne lui suffit pas. Pour asseoir sa supériorité, Haj Maâti exploite son seul véritable pouvoir : l’argent. Apprenant que Messaoud scolarise son fils dans un lycée français coûteux à Casablanca, il décide d’augmenter le loyer du garage.

C. L. : Dans la progression dramatique de Karim, quelle importance aviez-vous accordé au scénario à l'importance d'expérimenter la transgression au contact avec Mehdi ?
O. M. : Au début de l’écriture, je percevais Mehdi comme un Huckleberry Finn moderne, l’ami marginal et insoumis de Tom Sawyer. Mais, à la différence du héros de Mark Twain, Mehdi est plus cynique, plus provocateur. C’est lui qui arrache les bandeaux censurant les affiches osées des films Emmanuelle. Lui encore qui ose voler le haut-parleur de la mosquée en plein prêche.
Contrairement à Tom Sawyer qui s’amuse à enfreindre les règles, Karim croit d’abord en leur respect. Krimo, chef de la bande, lui résume ainsi : “La vie, c’est comme le code de la route. Respecte-le, et tu éviteras les accidents.” Mais Karim, étranger à cette culture, ignore les codes et multiplie les maladresses, subissant ainsi un double rejet : celui de la bande puis de son père.
Si malgré le respect des règles il devient un paria, Karim n’a plus qu’une option : transgresser. C’est là que Mehdi entre en scène, moteur de sa transformation. Ensemble, ils dynamitent les interdits, comme dans un jeu où briser les règles devient le principe. Ils empruntent sans permission la mobylette du père, volent des objets pour les revendre habilement à leurs propriétaires, et testent les limites avec une audace effrontée.
C’est par l’interdit que Karim évolue et grandit. Il se réconcilie avec sa belle-mère, qu’il cesse de voir comme une intruse remplaçant sa mère, avec son demi-frère qu’il cesse de voir comme un rival. Malgré leur violente querelle, il s’ouvre à son désir naissant pour Nadia. La transgression lui a révélé une vérité essentielle : l’ambivalence des liens humains, où l’on peut aimer et pardonner même ceux qui nous ont blessés.

Illustration 2
Un été à Boujad d'Omar Mouldouira © DR

C. L. : Que signifie pour vous la fin de l'enfance ?
O. M. : Dany Laferrière disait : « Le véritable exil, c’est la perte de l’enfance. »
Karim vit un double exil. Il a quitté la France, son pays de naissance, et a perdu sa mère à l’âge de 6 ans (histoire racontée dans mon court-métrage Margelle, prologue de ce long-métrage). À 13 ans, Karim n’est plus tout à fait un enfant, mais pas encore un adulte.
Son corps change, son identité vacille : il se sent étranger à lui-même. Et retourner dans un pays censé être le sien, mais dans lequel il ne se reconnaît pas, ajoute à cette souffrance. Je me suis alors interrogé : que se passe-t-il lorsque ces deux thématiques, l’exil et la fin de l’enfance, se croisent et se mêlent ?
Mais si Karim commence à faire le deuil de sa mère, fait-il aussi celui de son enfance ? Cette question m’a hanté jusqu’à ce que je vois L’Incompris de Comencini. Comme Andrea, le fils aîné du film, Karim a perdu trop tôt son innocence en étant contraint de devenir responsable avant l’heure. Lorsque sa colère, enfouie depuis des années sous le poids des maladresses et des non-dits de son père, éclate, c’est un moment de bascule.
Cette libération inverse les rôles : sur la tombe de sa mère, c’est Karim qui apaise son père, endossant à nouveau ce fardeau d’adulte qu’il n’a jamais vraiment choisi.
Mais un autre moment crucial éclaire cette évolution : lorsque Karim efface la voix de sa mère et la sienne, enfantine, sur une cassette. Ce geste pourrait sembler une rupture définitive avec son passé. Pourtant, c’est tout l’inverse : en effaçant ces souvenirs figés et périmés, Karim parvient paradoxalement à retrouver sa place d’enfant. En acceptant d’être, simplement, le fils de son père, il réintègre un cercle familial recomposé où les préfixes « belle- » et « demi- » n’ont plus lieu d’être.
À la fin, lorsqu’il s’endort, bercé par les vocalises maternelles de la chanson du générique, il est redevenu un enfant. Mais cette fois, un enfant en paix, réconcilié avec lui-même et son histoire. La fin de l’enfance, ce n’est pas tant un moment qu’une réconciliation : celle de savoir que grandir ne signifie pas tout perdre, mais trouver comment avancer en emportant avec soi ce qui compte vraiment.

C. L. : Peut-on voir dans la maison familiale refermée sur l'extérieure et en travaux à l'arrivée de Karim une métaphore du Maroc même à l'égard de celles et ceux qui tentent « le retour au pays » ?
O. M. : Non, je ne pense pas. L’accueil froid et violent réservé à Karim dans la maison de son enfance, en pleine transformation, est avant tout un choix cinématographique. Il s’agit de plonger immédiatement le spectateur dans l’empathie, grâce à un visuel qui parle au-delà des mots.
Si métaphore il y a, elle se situe davantage sur le plan dramaturgique et symbolique, en écho à l’intériorité des personnages. Cette maison en travaux représente l’ancien monde de cette famille, en fin de cycle, qui doit céder la place à quelque chose de nouveau. Le plafond de verre, installé à la place de l’ancienne balustrade, illustre parfaitement la stagnation sociale de Messaoud. Après 20 ans en tant qu’ouvrier en France, il est revenu au Maroc, mais reste confiné à sa condition de garagiste, incapable de briser ce plafond invisible.
Quant à l’arbre dont les branches ont été coupées juste en dessous de ce plafond de verre, il devient un symbole plus intime : celui du lien familial fragile et en sursis. Faut-il l’abattre définitivement ou le laisser vivre malgré ses blessures ? La réponse se trouve dans le plan final en plongée, où Karim enlace sa belle-mère au pied de cet arbre. Leurs membres, entrelacés comme des racines, suggèrent que les fractures peuvent être surmontées, que le lien peut renaître. Un petit miracle a d’ailleurs eu lieu lors du tournage de cette scène. De nouvelles feuilles avaient commencé à pousser sur l’arbre, s’intégrant parfaitement dans l’avant-plan. Ces pousses inattendues sont devenues une belle métaphore de la réconciliation.
Ainsi, plus qu’une allégorie du Maroc, cette maison est le théâtre de la reconstruction intime et familiale, où chaque élément architectural ou organique raconte l’histoire d’un renouveau possible.

C. L. : L'ironie du badge anti-raciste « Touche pas à mon pote » vous permet-elle de voir rétrospectivement l'évolution des luttes anti-racistes en France 40 ans plus tard ?
O. M. : Au départ, mon intention était simple : trouver un objet emblématique des années 1980, incarnant la France, que Karim pourrait offrir à Mehdi comme cadeau d’adieu. Mais cet objet devait aussi avoir du sens par rapport à leur amitié. C’est ainsi que l’utilisation ironique du badge s’est imposée. Dans une scène, Karim peine à expliquer à Mehdi la symbolique réelle de ce badge. Qui le porte là-bas, et pour défendre qui ? Mehdi, avec sa lucidité mordante, le met face à une absurdité apparente : « Si c’est les Français qui le portent pour défendre leurs potes arabes, pourquoi toi, un Arabe, tu le portes ? » Plus tard, lorsque les deux garçons cambriolent la caisse d’un hammam, cette tension identitaire se manifeste cruellement. Mehdi, marginal par essence, se fait tabasser et emmener à la gendarmerie, tandis que Karim, fils de celui qui était en France, bénéficie de l’indulgence des gardiens.
De ce contraste naît une prise de conscience pour Karim. Offrir ce badge à Mehdi devient sa façon de dire : « Tu es mon pote, et je refuse le racisme social dont tu es victime. »
Parallèlement, comme j’en parle au début, face au contexte politique en France, cet objet a suscité un engouement qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de naïf. Car regardez où nous en sommes aujourd’hui : Le RN a frôlé l’Élysée à deux reprises, il est devenu le premier parti de France, et c’est désormais la gauche qui se retrouve accusée d’antisémitisme…

Un été à Boujad
d'Omar Mouldouira
Fiction
80 minutes. Maroc, 2022.
Couleur
Langue originale : arabe

Avec : Yassir Kazzouz (Karim), Ahmed Elmelkouni (Mehdi), Hatim Seddiki (Messaoud), Laila Fadili (Aïcha), Adam Morjany (Krimo), Hiba Aouad (Nadia), Azzelarab Keghat (Haj Maâti)
Scénario : Omar Mouldouira
Images : Jean-Marc Selva
Montage : Michel Klochendler, Omar Mouldouira
Musique : Simon Fransquet, Yasmine Meddour
Son : Vincent Arnardi, Mehdi Marhoum El Filali, Omar Mouldouira
Effets visuels : Chadi Abo, Nasser Abo
Scripte : Karima Ilkaghene
Production : Mohamed Nadif
Coproduction : Delphine Duez, Valentin Leblanc
Société de production : Awman Productions
Sociétés de coproduction : Black Boat Pictures, White Boat Pictures

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