Cédric Lépine : Comment passe-t-on progressivement d'un film à l'autre de chroniques légères intimistes (Hola, ¿estás sola? Flores de otro mundo Le Mariage de Rosa) aux drames sociaux dont l'enjeu concerne tout un pays comme Ne dis rien (Te doy mis ojos) ou Les Repentis (Maixabel) ?
Icíar Bollaín : J'ai commencé à réaliser ces deux premiers longs métrages par intuition avec des personnages principaux qui ont mon âge. Même si ce n'est pas autobiographique, j'ai cherché à saisir l'esprit de cet âge. Je voyais ce premier film comme quelque chose à la tonalité simple. J'ai toujours souhaité faire des films que je sentais pouvoir faire : je n'ai jamais voulu m'engager sur un film que je ne me sentais pas capable de réaliser. Après Hola, ¿estás sola? il est vrai que j'ai un peu compliqué les choses avec Flores de otro mundo avec l'histoire de trois couples dont des femmes issues des Caraïbes, loin de ma propre culture. Cependant, je souhaitais alors raconter des histoires dont je me sens proche et que j'étais capable de comprendre.

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Dans Ne dis rien (Te doy mis ojos) j'ai tenté de comprendre la violence conjugale où selon les statistiques des hommes peuvent assassiner leur épouse tout en disant qu'ils les aiment. J'y ai découvert un sujet très important et j'ai voulu le traiter à travers une histoire de couple. Quant à Même la pluie (También la lluvia), j'ai été confrontée à de nombreuses difficultés de réalisation que je n'avais vue jamais jusque-là, notamment autour des scènes d'action dans un autre pays. Pour Les Repentis (Maixabel) c'était aussi très difficile car puisqu'il s'agit d'une histoire vraie sur un sujet complexe et délicat à traiter, je ne pouvais pas me permettre la moindre erreur. Rater mon sujet vis-à-vis des personnes réelles serait très douloureux pour moi. Je pense qu'au fil de ma filmographie j'ai senti à un moment donné que j'avais l'expérience nécessaire pour traiter tel et tel sujet. Je n'aurais pas pu réaliser Les Repentis plus tôt.
C. L. : L'intrigue des Repentis reprend la dynamique de Ne dis rien avec les récits parallèles d'un homme et d'une femme, le responsable de la violence et celle qui est confrontée à cette violence, dans une même volonté de combattre le manichéisme attendu dans ce genre de situations.
I. B. : Dans tous mes films je m'intéresse toujours profondément à l'histoire. Ainsi, dans les violences conjugales, j'ai observé les victimes pour découvrir des relations perverses, douloureuses, destructrices mais cela reste des relations. Avec ma coscénariste Alicia Luna, nous étions d'accord que nous ne pouvions pas raconter cette histoire sans savoir qui était ce mari violent. C'est aussi une histoire d'amour, très douloureuse et non vécue dans la même réciprocité, avec du désir : il est violent avec elle mais de son côté elle est amoureuse de lui. La situation est complexe et la meilleure manière de raconter cette histoire est de prendre en compte les deux histoires.
Pour l'écriture des Repentis la même difficulté s'est présentée. Il existe un tabou dans la société espagnole qui consiste à ne pas voir les ex militants de l'ETA selon l'idée que ceux-ci ne méritent pas d'attention parce que ce sont des assassins. Pour aborder ce film il est donc nécessaire de réaliser un profond exercice d'autocritique pour reconnaître ce dont ils sont responsables. La problématique pour moi consistait à chercher à comprendre comment on passe de la position aux commandes d'un assassinat à la possibilité de s'asseoir en face de l'une de ses victimes pour commencer à dialoguer.
Au fur et à mesure, on se rend compte que cette histoire mérite d'être racontée car comme pour Ne dis rien, plus on prend conscience de la personne qui s'oppose à soi plus on est capable de donner de la valeur à la conversation qui a dès lors plus de force et de profondeur.
C'est un risque de procéder ainsi car il y aura toujours des personnes qui estimeront que par ce procédé je suis en train de justifier les actes de l'époux violent et de l'ex militant de l'ETA mais ce double point de vue est pour moi nécessaire au récit. Il s'agit pour moi ainsi de comprendre l'histoire de chaque personnage.
C. L. : Peut-on aussi voir dans tous les films que vous avez réalisé l'enjeu de donner une voix à celles et ceux que l'on entend peu ou pas du tout ?
I. B. : Je suppose que c'est parce que ces voix ne sont pas entendues que je suis curieuse de les écouter. Je me souviens que le projet de Flores del otro mundo est venu d'un reportage qui parlait de femmes latino-américaines qui s'étaient mariées avec des Espagnols de la campagne. Je me suis demandée comment des Colombiennes ou des femmes des Caraïbes faisaient face au choc culturel en s'installant dans un petit village espagnol au milieu du désert. Leurs histoires étaient fascinantes et je me suis particulièrement intéressée à elles. On entend plus facilement parler de l'immigration masculine dans les villes et parfois un peu à la campagne mais souvent par les médias sous un angle négatif. Toutes ces femmes réduites à l'espace domestique sont ainsi rendues invisibles et inaudibles. Les histoires des personnes que l'on ne connaît pas sont souvent intéressantes et les rendre audibles permet de faire évoluer la société autour de sa capacité d'intégration.
C. L. : Vos films naviguent constamment autour des sujets politiques et sociaux forts à l'intérieur d'un questionnement de la famille.
I. B. : Nous naissons toutes et tous dans une famille que nous n'avons pas choisie pour le bien comme pour le mal. La famille est l'endroit où l'on se développe, où l'on se déchire, où l'on trouve à la fois de l'appui et des barrières. La famille est au centre de l'intrigue de la comédie Le Mariage de Rosa (La Boda de Rosa).

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C. L. : La famille se retrouve comme valeur fondamentale pour faire des films puisque l'on retrouve de nombreux acteurs et actrices d'un film à l'autre (Luis Tosar, Candela Peña, Antonio de la Torre dans de nombreuses apparitions discrètes), sans parler de l'équipe technique. Cette complicité est-elle essentielle pour réaliser vos films ?
I. B. : En commençant à faire des courts métrages avec le même producteur Santiago García de Leániz, nous avons poursuivi avec la même équipe technique sur les longs métrages. J'apprécie de pouvoir travailler avec des personnes avec lesquelles je partage une complicité. Luis Tosar m'apparaît comme l'un des meilleurs acteurs espagnols avec un registre infini d'interprétation et de tonalité tout en donnant de la vérité à des personnages très difficiles. Beaucoup d'acteurs savent jouer mais peu savent donner de la vérité à leur personnage : c'est une qualité rare et très appréciable ! Sur chacun de mes films il y a toujours de nouveaux.elles acteurs.trices mais pour des personnages complexes je sais que je peux compter sur Luis Tosar. Candela Peña de son côté possède une force de registre dramatique et comique d'une grande force tout en conservant une magnifique candeur.
Du côté de l'équipe technique je retrouve d'un tournage à l'autre plusieurs personnes avec lesquelles j'aime travailler en complicité.
C. L. : D'où vient cet intérêt pour l'Amérique latine qui est présent dans plusieurs de vos films de la Bolivie dans Même la pluie, Cuba dans Yuli, les Caraïbes dans Flores de otro mundo ?
I. B. : Il y a plus de vingt ans je suis allée à Cuba et j'y ai découvert ce phénomène des jeunes femmes qui avaient trouvé comme unique moyen de sortir du pays de se lier à un homme étranger. Cela m'a incité à écrire le scénario de Flores de otro mundo où se trouve un grand drame autour de ces femmes qui veulent découvrir le monde et se retrouvent enfermées dans un système patriarcal alors que l'homme tombe amoureux d'elle : l'issue entre eux ne peut être que tragique même si dans certains cas moins fréquents elle est heureuse.
Même la pluie n'était pas un scénario personnel mais celui de Paul Laverty mais le sujet m'intéressait beaucoup tout d'abord parce qu'il permettait d'aborder un portrait différent de Christophe Colomb. Mon investigation sur ce personnage historique était passionnante. Dans le même temps, la figure de Bartolomé de Las Casas est pratiquement effacée des représentations en Espagne alors qu'il est un héros en Amérique latine. Ce film m'a permis de redécouvrir les racines de ma propre culture en Espagne, pays encore très lié avec le continent latino-américain.
Avec Yuli j'ai découvert que le nom de famille Acosta du personnage éponyme était catalan, ce qui signifie qu'il y a eu un esclavage espagnol, ce qui est peu raconté en Espagne. Lorsque l'on voyage, les histoires se connectent et c'est ce qui est fascinant. Il y a eu beaucoup de migrations et d'allers et retours entre l'Espagne et l'Amérique latine, ce qui renforce les liens entre l'histoire de ces pays des deux côtés de l'Atlantique. Il y a dès lors beaucoup à raconter.