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Cédric Lépine : Penses-tu qu'à travers la manière hybride de réaliser ton film mêlant musique composée et chantée par toi-même, ainsi que du dessin, une quête personnelle et la découverte de l'Irak en période de trouble s'offre ainsi à voir ta propre identité multiple ?
Leïla Albayaty : En fait, cette façon hybride est une forme à part entière de cinéma. J’aime dérouter, comme quand on cache quelque chose pour se protéger. Le film part de là : de ce geste de cacher, puis d’ouvrir peu à peu — à travers les autres, en apprenant, en réfléchissant. D’Abdul à Leila est un mouvement de dévoilement : il cherche comment parler de ce qui est enfoui, de ce qu’on ne peut pas dire frontalement.
Mon père m’a écrit des textes en arabe pour mes chansons, alors que je ne parlais pas un mot de cette langue. À travers ce geste, j’ai senti la nécessité d’aller vers lui. C’est de là qu’est née la langue du film — une langue de passage, de réconciliation. Dans mon cinéma j’écris les musiques en même temps que l’histoire.
La forme hybride n’est pas un effet de style : elle s’est imposée pour approcher ce qui ne peut se dire autrement. Le tournage en petite équipe (Zoé Nutchey, Jonathan Bricheux…) m’a permis d’aller au plus intime : la famille, la musique, le chant, le dessin. Tout cela aide à transformer la douleur en émotion. Ce n’est pas un documentaire classique, mais un cinéma qui avance par la mémoire et les moments de vie. Peu à peu, je reprends en main mon propre trauma à travers la forme.
Je viens d’un père irakien marqué par l’exil et d’une mère française. Revenir vers eux, c’est revenir vers moi. Mais comment parler de ce qui se transmet par le silence ? C’est la question du film. J’avance avec ce que je redécouvre, en laissant la forme me guider — comme si le film s’ouvrait au fur et à mesure qu’il se crée.
C. L. : La poésie était importante pour toi dans la conception du film ?
L. A. : Oui, très. Au départ, je ne pensais pas retourner vers ma famille. Après mon accident et l’amnésie, je vivais loin de la France et je ne voulais pas travailler sur une histoire si intime. Mais tout est devenu nécessaire.
La poésie est venue comme un lien entre le réel et l’indicible. Transformer la voix parlée en chansons, apprendre à dire en arabe ce qui se cache derrière… Et surtout, chanter les textes écrits par mon père sur la liberté des femmes.
Je voulais mêler cinéma et poésie, donner une forme sensible à ce qui m’échappait. Le tournage a été intense, parfois chaotique, mais j’aime que tout paraisse simple à l’écran. Avec la monteuse Barbara Bossuet, on a trouvé un équilibre entre mes deux cultures, française et arabe, entre deux sensibilités qui parfois se heurtent.
Moi qui avais longtemps caché mes origines arabes, je me suis retrouvée à les affronter, à les filmer, à les écouter. Ce n’était pas simple, mais essentiel : retourner vers sa culture, sa langue, pour trouver une forme de paix.
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C. L. : Le fait de faire un film pour toi, te permet de prendre conscience d'une mémoire qui t'échappe, de reconstruire concrètement, au moment où tu fais le film, ta propre mémoire ?
L. A. : J’ai fait ce film parce que je sentais que ça aurait plus de sens que d’aller voir un psy — même si, un jour, j’irai sûrement.
J’habitais dans des pays où personne ne comprenait ma langue ; le film est devenu ma manière de parler, de relier, de rassembler les morceaux. J’ai voulu aller chercher mes trous de mémoire, qu’ils soient familiaux ou géopolitiques. Je peins le fantôme de l’Irak plutôt que d’utiliser des images télévisées. Parler de mémoire perdue, c’est aussi faire du cinéma : donner forme à ce qui s’efface.
Ce n’est pas un film sur l’Irak, mais sur les conséquences de la guerre chez les exilés, dans les corps et les générations. C’est aussi une histoire de transmission : grandir avec un père qui ne voulait pas que je sois proche des Arabes, alors qu’il en venait lui-même — et qui, plus tard, n’a plus parlé que de l’Irak.
Je prends aujourd’hui son héritage — sa musique, sa langue — pour le transformer. J’apprends l’arabe, j’en fais une chanson, un geste de liberté. Je deviens moi, libre, indépendante, entre deux mondes.
C. L. : Pourquoi était-il essentiel pour toi de lier notamment au montage ton histoire personnelle avec le contexte des tensions géopolitiques et des attentats terroristes ?
Parce que je fais partie de toutes ces histoires. En 2015, lors des attentats à Paris, je n’y vivais plus, mais ce soir-là, quelque chose s’est fissuré en moi. Tout est remonté : 2001, la “guerre contre le terrorisme”, la destruction de l’Irak. Je n’arrivais plus à respirer.
Le film part de là : du moment où le trauma caché refait surface. J’avais fui la France, nié mes origines arabes, et ce soir-là, j’ai compris qu’il fallait cesser de fuir. Relier la Française et l’Arabe en moi.
C’était difficile, mais faire ce film m’a permis d’unir mes deux cultures et de comprendre que mon histoire résonne avec d’autres : celles de tous ceux qui vivent entre plusieurs mondes, plusieurs langues, plusieurs vérités.
D'Abdul à Leila
de Leila Albayati
Documentaire
92 minutes. Allemagne, Belgique, 2024.
Couleur
Langues originales : français, anglais, arabe
Avec : Leila Albayaty, Abdul Al Bayaty, Simone Al Bayaty, Dalia Naous, Hana Al Bayaty
Assistants à la réalisation : Zoé Nutchey, David Deboudt
Scénario : Leila Albayaty, Zoé Nutchey, David Deboudt
Images : Jonathan Bricheux, Zoé Nutchey,Leila Albayaty
Montage : Barbara Bossuet, Zoé Nutchey, Leila Albayaty
Musiques originales : Leila Albayaty, Amélie Legrand, Romain Rossi, Maurice Louca, Wassim Mukdad, Hassan Alhanafy, Baha Wadi, Louma Albayaty, Kouz Larsen, Mohammed Baaz, Mari-Laure Bérault, Grégori Czerkinsky
Chansons originales, paroles et dessins : Leila Albayaty
Son : Nicolas Pommier, Leila Albayaty
Montage son : Gabor Ripli
Mixage : Mikaël Barre
Étalonnage : Sergi Sanchez
Production : Michel Balagué, Julie Frères, Leila Albayaty
Production associée : Cathy de Haan
Sociétés de production : Dérives (Belgique), Volte (Allemagne), Leila Albayaty (Belgique)
Distributeur (France) : Les Films des Deux Rives
Sortie salles (France) : 11 juin 2025