Billet de blog 4 décembre 2023

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Cinemed 2023 : "La Mère de tous les mensonges" d'Asmae El Moudir

Les émeutes du pain à Casablanca en 1981 ont été violemment réprimées, plongeant dans un silence traumatique toute une partie de la population. Avec l'aide de son père qui recrée en miniature les décors et les marionnettes de cette tragédie, Asmae El Moudir met en scène la libération de la parole au sein de sa famille et notamment de sa grand-mère, matriarche redoutable.

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Illustration 1
La Mère de tous les mensonges d'Asmae El Moudir © Arizona Distribution

Film de la sélection « Panorama long métrage » de la 45e édition de Cinemed, festival du cinéma méditerranéen de Montpellier du 20 au 28 octobre 2023 : La Mère de tous les mensonges d'Asmae El Moudir

La Mère de tous les mensonges, premier long métrage d'Asmae El Moudir, et Les Filles d'Olfa de Kaouther Ben Hania ont créé lors de leur présentation en parallèle dans des sections différentes au festival de Cannes en mai 2023 une véritable révolution dans le monde figé et conservateur des sélections officielles, contraintes à lâcher du lest et laisser enfin entrer les œuvres des réalisatrices et les documentaires, longtemps absentes et implicitement bannies de l'adoubement cannois patriarcal. Les deux films, venus du Maroc et de Tunisie, ont en commun d'utiliser à l'intérieur d'un documentaire, les ressources de la mise en scène de la fiction afin de confronter les membres d'une famille à l'horreur d'une époque laissant un long traumatisme sur les consciences. Or, dans les deux cas, c'est aussi la responsabilité d'une mère qui est questionnée, chacune dans ses décisions alors qu'elles étaient plongées dans des situations historiques particulièrement tragiques.

Face aux images absentes de l'histoire officielle du Maroc, Asmae El Moudir reprend le judicieux procédé de Rithy Panh dans L'Image manquante face au génocide cambodgien, avec des figurines et des décors réalisés en maquette qui pourraient très bien servir à un film d'animation en stop-motion. Sauf que la réalisatrice Asmae El Moudir ajoute en parallèle aux marionnettes, leurs doubles vivants que sont les membres de sa famille proche. Il en résulte des réactions que la cinéaste intègre à sa mise en scène avec malice et une rare perspicacité pour faire émerger, aussi bien un témoignage historique qu'un secret de famille. L'ingéniosité de la cinéaste consiste à imaginer divers procédés pour créer du récit et rendre compte des enjeux de la tragédie historique. Elle filme ainsi des décors artificiels miniatures comme son père en train de réaliser ses marionnettes comme s'il s'agissait du making of d'un film d'animation. Pourtant, il s'agit bien de son propre film en train de se construire en osant diriger son regard sur une tragédie qui pour l'histoire officielle marocaine n'a pas eu lieu. La répression des émeutes de la faim résulte de l'inféodation néocoloniale du Maroc aux nouvelles règles mondiales du marché, déterminées par les empires esclavagistes et coloniaux d'hier à travers l'imposition faite au pays du programme d'ajustement structurel décidé par la Banque mondiale et par le Fonds monétaire international (FMI). Ainsi, cette mise en scène d'une histoire familiale prend des propensions politiques considérables, alors que le film a été conçu grâce à la prodigieuse détermination de la réalisatrice sur près de dix ans à le nourrir de manière indépendante, le tout filmé dans un lieu unique : un entrepôt accueillant lesdites maquettes.

Asmaa El Moudir a en outre l'audace d'insuffler à sa réalisation un humour qui désamorce les situations étouffantes du silence qui pourrait avoir pour conséquence d'imposer aussi la peur qui censure. Cet humour dans la manière de tourner en dérision les réactions violentes de sa grand-mère sur son entourage dynamise à la fois le récit et permet aussi à la parole de se dénouer dans un espace ludique.

La cinéaste prouve avec d'autres encore que le cinéma documentaire est l'espace d'une liberté d'expression pour aborder des sujets méconnus et une créativité sans limite à l'instar de ce qui se fait actuellement dans la BD artistiquement engagée. Le film n'est pas encore sorti en exploitation officielle en France, qu'il participe déjà à imposer une date notable dans l'histoire du cinéma pour émanciper ses formes, ses prises de position sur le monde environnant et la liberté des réalisatrices à inventer un nouveau monde d'expression.

La Mère de tous les mensonges
Kadib Abyad
d'Asmae El Moudir
Documentaire
96 minutes. Maroc, Égypte, Arabie Saoudite, Qatar, 2023.
Couleur
Langue originale : arabe

Avec : Zahra, Mohamed El Moudir, Ouarda Zorkan, Abdallah EZ Zouid, Said Masrour, Asmae El Moudir
Scénario : Asmae El Moudir
Images : Hatem Nechi
Montage : Asmae El Moudir, avec l’avis précieux de Nadia Ben Rachid
Musique : Nass El Ghiwane
Son : Abdelaziz Ghasine
Décors : Mohamed El Moudir
Accessoires : Nabil Ghowat, Mohamed Outouf
Étallonage : Minal Nabil
Effets spéciaux : Ibrahim Dwedar, Zeyad Al Gharabli, Merouane Tiriri Assistanat à la réalisation : Amina Saadi
Direction de production : Rachida Saadi
Costumes : Ouarda Zorkani
Production : Asmae El Moudir (Insightfilms)
Coproduction : Marc Lotfy (Fig Leaf Studio)
Distributeur (France) : Arizona Films

Sortie salles (France) : 28 février 2023
Attachée de presse : Claire Viroulaud

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