Billet de blog 8 avril 2023

Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Cristèle Alves Meira pour son film "Alma viva"

Sortie salle du 12 avril 2023. Dans un village portugais, la petite Salomé est venue rendre visite avec ses parents pour les vacances d'été à sa grand-mère qu'elle adore et qui est considérée par les villageois comme une sorcière. La transmission entre elles est aussi mystérieuse que dérangeante pour les personnes qui les entourent.

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Cédric Lépine : Entre souvenirs d'enfances et scénario de film, comment l'écriture a-t-elle évolué ?

Cristèle Alves Meira : Le besoin d’écrire est né d'un sentiment d'injustice que j'ai ressentie à la mort de ma grand-mère maternelle. J'avais une vingtaine d'années et j'ai vu mes oncles et mes tantes se déchirer autour de son cercueil pour une vulgaire question d'argent. Elle n'était pas encore enterrée qu'on se disputait déjà pour savoir qui allait payer sa pierre tombale. Elle est restée sans sépulture pendant deux ans. J'avais besoin de comprendre ce qui pouvait mener ma famille à tant de violence. J'ai d’abord commencé à écrire en cherchant à reconstruire leur histoire, à combler les vides, les non-dits mais je me suis heurtée à ma propre interprétation des faits. De cette histoire personnelle, il ne reste qu’une scène dans le film. Parce que très vite, mon attention s'est focalisée sur la relation d'une grand-mère avec sa petite-fille. Une histoire d'amour et de possession : j'ai alors compris que le vrai sujet de mon film c'était la question de l'héritage. Qu'est-ce qui nous reste de nos ancêtres ? Que nous lèguent-ils ? J’avais envie de filmer le village de ma mère, la région de Tras-Os-Montes dans le nord-est du Portugal, ses paysages avec lesquels j'entretiens une relation très intime. Quand je regarde ces montagnes, je sens la mémoire des anciens : elles sont pleines d’une force ancestrale, de ces légendes païennes qui continuent de se transmettre et dont le film témoigne. Je suis partie d’une observation de terrain et j’ai glissé vers la fiction pour donner de l’épaisseur et ramener du romanesque.

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Cristèle Alves Meira © Tandem

C. L. : Comment s'est passé le travail d'écriture avec Laurent Lunetta, connu pour être le coscénariste d'Alain Guiraudie ?

C. A. M. : J'ai commencé par écrire seule dans des résidences d'écriture qui m'ont permis de bénéficier d'avis extérieurs. J'ai posé des bases solides mais je sentais bien que je tournais autour de mon sujet sans parvenir à le saisir vraiment. C'est quand j'ai commencé à douter que Laurent Lunetta est entré dans l'écriture et ça a été réellement déterminant. Nous avons passé beaucoup de temps à discuter, à revenir sur mes intentions. Il m'a aidée à ne pas me détourner de mon sujet, à l'assumer et à le raconter pleinement. Nous avons restructuré le film ensemble et il ne me restait plus qu'à écrire les scènes et à les dialoguer. Laurent Lunetta est très à l'écoute et sensible, sa présence a fait beaucoup de bien au film et à moi.

C. L. : Pourquoi avoir choisi une jeune fille comme protagoniste de votre histoire ?

C. A. M. : Pendant longtemps, à l'étape du scénario, Salomé était une adolescente. Le film racontait le lien magique qu'elle entretenait avec sa grand-mère, en plus de ses premiers émois amoureux qui ramenait le récit vers les impondérables du film d'apprentissage avec ses airs de déjà-vu. Salomé est donc devenue une enfant. Parce que le territoire de l'enfance, ouvert sur l'imaginaire, est naturellement en lien avec des dimensions oniriques sans qu'on ait besoin de les justifier. Le récit s'est alors recentré sur l'essentiel, la mort par sortilège d'une grand-mère (Ester Catalao) dotée d'un savoir ancestral et qui est transmis à sa petite-fille. Comme dans les contes, Salomé (Lua Michel) se confronte à des événements surnaturels, à des terreurs nocturnes, à la brutalité des adultes et à sa part d’ombre. Parce qu’elle sort du cadre, certains l’accusent dans le village d’être le « Diable », elle dérange parce qu’elle nous montre la face invisible des choses.

C. L. : Quelles ont été les consignes données à Rui Poças dans la construction de l'image ?

C. A. M. : La question de la croyance était au centre de nos discussions. Comment faire pour que les spectateurs croient à l’histoire qu’on leur raconte ? Ça passe par quelle image ? Le choix de tourner avec majoritairement des acteurs non-professionnels, à hauteur d’enfant dans des décors réels avec les contraintes que ça impose (des espaces restreints en intérieur, une chaleur qui plombe en extérieur), nous a forcé à penser le cadre et la lumière en fonction des acteurs. Il fallait créer les conditions sur le plateau pour qu’ils se sentent libres de leur mouvement, pour limiter les contraintes et laisser une place à l’imprévu. Je voulais à tout prix qu’on ressente cette vitalité, cette énergie dans les rapports, cette trivialité dans les corps, avec des scènes de groupes, des espaces saturés de corps en contraste avec l’immensité des paysages et des ciels étoilés. Nous avons porté une grande attention à la profondeur de champs et au hors champ, aux contrastes entre ombre et lumière, profane et sacré, vivant et mort, moderne et ancien. En plus d’avoir la chance de travailler aux côtés d’un grand maître comme Rui Poças, j’avais Julien Michel à mes côtés comme conseiller artistique : il a entre autres supervisé les nombreux effets spéciaux qui participent pleinement à cette atmosphère surnaturelle que nous voulions donner au village. Nous avons cherché dans le traitement de l’image à donner l’impression que tout était naturel, à rendre le moins visible possible les artifices (à cacher les sources de lumières, à rendre hyperréaliste les VFX) pour que puisse surgir une forme de mystère, de magie dans des petits détails (un ciel étoilé, le cri d’une chouette, le roulement d’un tambour, un clair-obscur). Chaque fois que je proposais des effets trop fantastiques, Rui Poças m’incitait à simplifier, à faire confiance à l’image et à la lumière dans une quête d’une certaine poésie de la spiritualité.

ALMA VIVA Bande Annonce (2023) Lua Michel, Ana Padrão, Drame © Allociné | Bandes Annonces

C. L. : Que symbolise pour vous la sorcière dans l'histoire de transmission intergénérationnelle au féminin dans votre film ?

C. A. M. : La sorcellerie est souvent perçue comme une mythologie qui ne déborde pas dans le réel. Pour Salomé et sa grand-mère ce n’est pas une croyance mais bel et bien une réalité qui a des effets concrets sur leur vie. Pour elles, les sorts existent et génèrent un univers de violence, des guerres entre voisines qui se poursuivent sur plusieurs générations. Salomé ne parle plus au petit-fils de l’ennemie de sa grand-mère alors qu’ils étaient d’abord amis. Être sorcière n’est pas un héritage facile pour Salomé, ça génère des forces dangereuses et des ennemies. Dans le village, on accuse les femmes d’être sorcières parce qu’elles ont des comportements déviants. La grand-mère parce qu’elle a trompé son mari et qu’elle a donné naissance à une enfant illégitime (la mère de Salomé), parce qu’elle parle avec les morts et exhibe ses seins comme ses plus grands atouts. Salomé parce qu’elle n’est pas la fillette bien élevée et discrète qu’elle devrait être, Fatima parce qu’elle entretient un amour transgressif avec la voisine, Aïda parce qu’elle élève sa fille seule. Comme le dit l’oncle aveugle : « Tôt ou tard, toute femme indépendante se fait traiter de sorcière ».

Il ne faut pas s’y méprendre, cette vision des femmes n’est pas si éloignée de nos sociétés contemporaines, elle n’est pas juste le prisme de villageois aux mentalités arriérées. Ces histoires d’un autre temps agissent comme un miroir tendu vers le reste du monde. Ce n’est pas par hasard si les féministes se sont emparées de la figure de la sorcière pour imposer leur droit. Grâce à ce changement de paradigme, « aujourd’hui être sorcière c’est assumer sa force créatrice » pour citer Mona Chollet, son lien à la nature, c’est une forme de contre-culture, un instrument de résistance face à nos sociétés normées et rationnelles, face à l’arrogance d’un pouvoir en place qui pense pouvoir tout maîtriser au point de dégrader le vivant et la vie et nous imposer une vision désenchantée du monde. La grand-mère se soucie de transmettre à Salomé ses rituels pour maintenir un lien, dans un souci de transmission de traditions et d’une histoire vouée à disparaître, pour que les sorcières ne meurent jamais.

C. L. : Pouvez-vous parler du choix du titre de votre film ?

C. A. M. : Le titre est arrivé dès les premières lignes d’écriture car j’ai su très tôt qu’il s’agirait de « l’âme vivante » (ALMA VIVA) d’une grand-mère qui a du mal à se séparer du monde des vivants parce qu’elle n’a pas obtenu ce qu’elle voulait. Je me souviens de ma grand- mère (dans la vraie vie) qui me montrait où elle voulait reposer au cimetière. Elle s’inquiétait de savoir où allait être sa maison d’après la vie. Elle accordait de l’importance au tombeau. Les vivants ont besoin de traiter leur mort. Alors Salomé agit pour sa grand-mère (avec ou contre son gré), pour lui rendre justice et mener sa famille à un rituel funéraire (hors normes) qui va libérer l’âme de la défunte et réconcilier sa famille par la même occasion.

C. L. : En quoi peut-on considérer Alma viva comme une chronique de la société portugaise contemporaine ?

C. A. M. : Le film pourrait se limiter à une lecture archaïque du Portugal, avec ces litiges et ces règlements de comptes dans un petits village reculé de l’intérieur du pays encore attaché à des croyances d’un autre temps. Certains spectateurs pourraient penser que ça ne les concerne pas, que dans leur société moderne et évoluée ce déchaînement des passions apparaît comme de la « sauvagerie » pour reprendre les mots de Cathie (Catherine Salée qui interprète l’étrangère dans le film). Pourtant, cet excès, ce débordement des sentiments est une façon de questionner nos sociétés qui nous empêchent, qui cherchent à contenir le drame, à éloigner le tragique, à occulter la mort. On refuse de se laisser ébranler car on aime se sentir en sécurité. Ces affrontements sont surtout l’occasion de pointer les écarts économiques et sociaux qui divisent les familles et les villages portugais, et qui ont été causés par les vagues d’émigrations massives qu’a connu le pays depuis la dictature de Salazar.

L'oncle Joaquim (Arthur Brigas) est fier de revenir au village pour exhiber ses richesses : sa voiture, sa piscine, sa copine française (Catherine Salé). Avec son air flambeur et machiste, son côté matérialiste, il finit tout de même par nous attendrir parce que ses excès sont une réponse à tout ce qu'il n'a pas eu dans son enfance. On retrouve souvent ce genre de sentiments dans les familles portugaises, un complexe d'infériorité chez ceux qui sont restés au village comme la tante Fatima (Ana Padrao) et un sentiment de culpabilité chez ceux qui sont partis s'enrichir à l'étranger comme Aïda (Jacqueline Corado) qui tente de se racheter avec des cadeaux qu’elle ramène de France.

Illustration 3

Alma viva
de Cristèle Alves Meira
Fiction
88 minutes. Portugal, Belgique, France, 2022.
Couleur
Langue originale : portugais, français

Avec : Lua Michel (Salomé), Ana Padrão (Fátima), Jacqueline Corado (Aida), Ester Catalão (Avó), Duarte Pina (Dantas), Arthur Brigas (Joaquim), Catherine Salée (Cathie), Martha Quina (Gracinda), Leonel Reis (Josés), Sónia Martins (Glória), Amadeu Alves (Rúben), Eliane Caldas (Louana), Viriato Trancoso (Ramiro), Valdemar Santos (le pasteur), São Domingos (l'épouse du pasteur), Nuno Gil (Irmão Miguel), Pedro Lacerda (le médecin), David Pereira Bastos (Leonel)
Scénario : Cristèle Alves Meira, Laurent Lunetta
Images : Rui Poças
Montage : Pierre Deschamps
Musique : Amine Bouhafa
Son : Amaury Arboun, Ingrid Simon, Philippe Charbonnel
Décors : Rafael Mathé
Maquillage : Olga José
1re assistante réalisatrice : Ângela Sequeira
Production : Fluxus Films (Gaëlle Mareschi), Entre Chien et Loup (Raquel Morte), Mida Filmes (Pedro Borges)
Coproduction : Les Films Pélléas (Philippe Martin, David Thion), Mathematic (Guillaume Marien), Studio Exception (Matthias Jenny, Thomas Berthon-Fischman
Distributeur (France) : Tandem
Presse : Cédric Landemaine, Matthieu Rey
Sortie salles (France) : 12 avril 2023

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