Billet de blog 8 octobre 2025

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Hazem Alqaddi pour "The Roller, the Life, the Fight"

"The Roller, the Life, the Fight" coréalisé par Elettra Bisogno et Hazem Alqaddi faisait partie de la section « séances spéciales Palestine » de Cinémondes, 21e édition du Festival International du Film Indépendant du 30 septembre au 5 octobre 2025 au cinéma Rex d'Abbeville, où le film a été présenté en présence de Hazem Alqaddi.

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Illustration 1
Hazem Alqaddi © DR

Cédric Lépine : Comment et pourquoi la réalisation de ce film a débuté ?

Hazem Alqaddi : La réalisation du film est née d’un besoin vital, pas d’un projet planifié. Après avoir quitté Gaza et commencé une nouvelle vie en Belgique, j’ai ressenti le besoin de garder un lien avec ce que j’avais vécu, avec ma ville, mes amis, ma mémoire. J’avais toujours mon téléphone et une caméra avec moi, et j’ai commencé à filmer — sans intention au départ — des moments de ma vie, des gestes, des visages, des fragments d’émotions. 
C’est à partir de ces images, très intimes, que le film a pris forme. Il s’agissait de parler de la résilience, de la liberté et de la dignité à travers le corps, le mouvement, et la mémoire. Le roller est devenu une métaphore de ce mouvement intérieur : celui de continuer à avancer malgré les blessures.

C. L. : Quel a été le dialogue avec Elettra Bisogno pour partager l'écriture, la réalisation et le tournage du film ?

H. A. : Avec Elettra, la collaboration s’est construite sur la confiance et sur la différence de nos regards. Nous venions d’horizons très éloignés, mais nous partagions le même désir de comprendre comment un film peut naître du réel sans le trahir. 
Notre dialogue était constant — parfois silencieux, parfois conflictuel, mais toujours sincère. Elle m’a aidé à structurer le récit, à trouver la distance juste entre la vie et la mise en scène. Moi, je venais avec mon vécu, ma vérité brute ; elle apportait un regard extérieur, une sensibilité plus cinématographique. Ce croisement a donné au film sa forme : à la fois documentaire et intime, personnel et collectif.

C. L. : À quel moment avez-vous senti que le tournage devait se terminer et que le montage pouvait s'achever ?

H. A. : Je crois qu’un film comme celui-là ne se termine jamais vraiment. Mais il y a eu un moment où j’ai senti que continuer à filmer reviendrait à répéter la douleur. Le tournage s’est arrêté quand j’ai compris que les images portaient déjà tout ce que je voulais dire — même les silences, les absences. Le montage a été une autre forme d’écriture, presque thérapeutique. Il fallait accepter que certaines choses restent hors champ, que le film ne réponde pas à tout. C’est dans cette incomplétude que j’ai senti qu’il était fini.

C. L. : Quel a été l'apport de la productrice et réalisatrice Rosine Mfetgo Mbakam sur le film ?

H. A. : Rosine a eu un rôle essentiel. Elle m’a encouragé à assumer pleinement ma voix, à ne pas craindre la fragilité ni la subjectivité. En tant que réalisatrice venue elle aussi d’un autre territoire, elle comprenait profondément la complexité du regard diasporique — ce mélange de distance et d’appartenance. Elle m’a appris que la force d’un film ne vient pas du budget ou de la technique, mais de la sincérité du point de vue. Grâce à elle, j’ai osé garder la forme brute du film, son énergie première.

C. L. : Le film a été tourné avant 2023 : depuis, comment a évolué l'accueil des Palestiniens et Palestiniennes en exil en Europe ?

H. A. : Depuis 2023, la situation est devenue plus tendue et plus chargée émotionnellement. D’un côté, il y a une plus grande visibilité de la cause palestinienne — les gens écoutent davantage, certains commencent à comprendre la profondeur du traumatisme. Mais en même temps, beaucoup de Palestiniens en exil ressentent une fatigue, un sentiment d’être constamment ramenés à la guerre, à la douleur, au lieu d’être vus comme des individus à part entière. En Europe, l’accueil varie énormément selon les contextes : entre solidarité sincère et incompréhension silencieuse. Moi, j’essaie de transformer cette tension en matière artistique.

Illustration 2
The Roller, the Life, the Fight d'Elettra Bisogno et Hazem Alqaddi © DR

C. L. : Quel rôle politique peux-tu voir dans la réalisation d'un film ?

H. A. : Pour moi, tout film est politique, même sans discours explicite. Filmer, c’est déjà choisir un regard, une présence, une manière d’habiter le monde. Quand tu filmes un corps palestinien libre, joyeux ou en mouvement — tu fais un acte politique, parce que tu refuses l’image unique de la victime ou du fugitif. Mon cinéma ne cherche pas à convaincre, mais à troubler, à déplacer les croyances, à créer un espace de dialogue. C’est une résistance poétique.

C. L. : Quelles différences vois-tu entre ce que tu étais dans le film et ce que tu es maintenant ? Quel dialogue nourris-tu à présent avec cette image ?

H. A. : Dans le film, je suis encore dans la survie, dans la reconstruction. Je me cherche. Aujourd’hui, je me sens plus apaisé, même si la douleur ne disparaît jamais. Regarder ce film maintenant, c’est comme revoir une version de moi qui apprenait à respirer après l’étouffement. Il me rappelle d’où je viens, et pourquoi je continue à créer. C’est un dialogue avec ma mémoire, mais aussi avec tous ceux qui vivent une forme d’exil intérieur.

C. L. : Envisages-tu encore à l'avenir le cinéma comme espace d'expression politique et artistique ?

H. A. : Absolument. Le cinéma reste pour moi un espace de liberté totale — un lieu où le politique, l’intime et le poétique se rencontrent. Je veux continuer à faire des films qui questionnent, qui dérangent parfois, mais qui ouvrent des portes. Mon prochain projet, Nostalgic Gaze, va encore plus loin dans cette direction : il explore la mémoire, le trauma, et la quête d’appartenance d’un jeune homme de Gaza cherchant refuge en Europe. C’est un film sur la vérité intérieure, sur le regard qu’on porte sur soi quand tout a été perdu. Donc oui, le cinéma restera mon espace de résistance et d’amour.

Illustration 3

The Roller, the Life, the Fight
d'Elettra Bisogno et Hazem Alqaddi
Documentaire
83 minutes. Belgique, 2024.
Couleur
Langues originales : arabe, anglais
Scénario : Elettra Bisogno et Hazem Alqaddi
Images : Elettra Bisogno et Hazem Alqaddi
Montage : Geoffroy Cernaix
Production : Geoffroy Cernaix, Rosine Mfetgo Mbakam
Société de production : Tândor Productions

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