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Cédric Lépine : D'où vient votre intérêt pour Robert Wyatt ?
María Trénor : La première fois que j'ai entendu l'album Rock Bottom, je n'ai pas su quoi penser : je n'avais jamais entendu de musique pareille. C'était surprenant, original et inclassable. Mais ce qui m'a vraiment donné envie de réaliser un film basé sur cet album, c'est la rencontre avec son auteur. C'était assez informel, mais j'ai été profondément frappé par son charisme et, surtout, par son humanité.
De plus, sa vie pourrait être considérée comme celle d'un film : un génie de la musique, un batteur victime d'un terrible accident qui le laisse paralysé des jambes et qui sort l'un des albums les plus importants du XXe siècle. La culture hippie en Espagne, en particulier sur la côte méditerranéenne, est fascinante : des artistes étrangers sont venus chercher la liberté dans un pays sous dictature militaire.
C. L. : Que représente pour vous l'album Rock Bottom?
M. T. : Musicalement, c'est inhabituel, onirique et stimulant. Ça ne ressemble à rien de conventionnel, et pourtant ça crée une connexion très intime. Ça me donne l'impression de flotter dans un monde parallèle, empli de tristesse, de tendresse et d'espoir. Ça me rappelle que même dans les moments les plus sombres, quelque chose d'intimement beau peut naître.
C. L. : Quelles recherches avez-vous faites pour écrire le scénario avec une perspective aussi proche que possible de la réalité historique ?
M. T. : C'est véritablement la phase la plus intéressante du tournage : la phase de recherche. Ce film, d'une grande rigueur historique, représente fidèlement l'époque et permet au public qui l'a vécue de s'y identifier pleinement. Des archives historiques, la presse locale de l'époque et des documents officiels ont été consultés afin de comprendre le contexte politique et social des dernières années du régime franquiste.
Les mémoires de personnes ayant vécu sur l'île à cette époque, comme Robert Graves, Kevin Ayers et David Allen, ont également été étudiés, ce qui nous a permis de saisir des nuances de la vie quotidienne qui n'apparaissent pas toujours dans les documents officiels. De plus, des aspects culturels et économiques ont été étudiés : l'impact du tourisme de masse, qui commençait déjà à transformer Majorque, la tension entre les traditions rurales majorquines et la culture hippie étrangère, et la manière dont la répression et l'hypocrisie franquistes ont été vécues.
Toutes ces informations ont été utilisées non seulement pour construire le contexte, mais aussi pour donner profondeur et authenticité aux personnages, à leurs motivations et à leurs conflits. L’intention était de représenter non seulement des faits historiques, mais aussi l’atmosphère émotionnelle et psychologique de cette époque.
C. L. : Peut-on voir le film comme une exploration audiovisuelle de l’album éponyme ?
M. T. : En effet, le film Rock Bottom tente d'illustrer par l'image les textures émotionnelles et sonores de l'album et de représenter fidèlement l'époque à laquelle il a été créé. D'une part, illustrer un album aussi expérimental que Rock Bottom de Robert Wyatt implique de s'éloigner du littéralisme et de rechercher une esthétique qui dialogue avec l'onirique, l'émotionnel et le fragmenté. Il s'agit de créer des images qui évoquent des sensations : le flottement, l'isolement, la tendresse, l'angoisse, l'étrangeté. Il s'agit d'évoquer un espace intime et presque irréel que l'album construit, où ce qui compte n'est pas la compréhension, mais le ressenti.

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C. L. : Que souhaitiez-vous explorer à travers l’animation pour raconter cette histoire ?
M. T. : L'animation est parfaite pour représenter des images oniriques. Elle ne connaît aucune limite de représentation. Je pense que c'est la technique idéale pour illustrer un album aussi abstrait et texturé que Rock Bottom.
C. L. : Le film d'Alan Parker The Wall, qui est aussi l'adaptation d'un album, a-t-il été une référence pour imaginer la forme de Rock Bottom ?
M. T. : Bien sûr, c'était une source d'inspiration essentielle pour notre film. Les animations de The Wall sont viscérales, surréalistes et hautement expressionnistes. Leur fonction n'est pas d'illustrer littéralement l'histoire, mais plutôt de donner une forme visuelle aux états mentaux et émotionnels du protagoniste, comme dans le film Rock Bottom.
C. L. : Est-ce que la réalisation de Rock Bottom vous donne envie de continuer dans le cinéma d'animation avec d'autres projets ?
M. T. : L'accueil positif réservé au film Rock Bottom m'a fortement motivé à continuer à développer des histoires illustrant la musique que j'aime à travers l'animation.
Dans un film musical d'animation, on peut transgresser les règles du temps, de l'espace et de la logique narrative. Contrairement au cinéma narratif traditionnel, on peut ici expérimenter des structures plus libres, comme l'album concept. Il n'est pas nécessaire de suivre une histoire linéaire ; on peut construire un film comme s'il s'agissait d'un album : avec des thèmes, des variations, des interludes, des silences. Cela ouvre une immense liberté créative.

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Rock Bottom
de María Trénor
Animation
86 minutes. Espagne, Pologne, 2024.
Couleur
Langue originale: catalán
Avec les voix originales de : Blanca Valletbó (Caroline), Fermí Delfa, Lisa Reventós, Roger Riu Gasso, Daniel Masalles, Omar Sanchís, Laura Casaña,
Scénario : María Trénor
Montage : Joaquín Ojeda
Musique : Robert Wyatt
Direction artistique : María Trénor
Maquillage : Katia Ehlert
Décors: Anna Chwaliszewska
Production : Adán Aliaga, Wojciech Lezczynski, Miguel Molina, Alba Sotorra
Production exécutive : Alba Sotorra, Daniel Velez
Sociétés de production : Alba Sotorra, GS Animation, Jaibo Films
Distribution (France) : Potemkine Films
Date de sortie (Francie) : 9 juillet 2025