Cédric Lépine : Comment écrit-on le scénario d'un premier long-métrage de fiction après la réalisation de plusieurs documentaires ?
Cláudia Varejão : Chien & Loup est un film qui en quelque sorte a une racine documentaire, non seulement dans sa forme aboutie mais également dans son concept. Je veux dire que le scénario a été écrit à plusieurs mains, à partir de plusieurs regards, témoignages, réalités. Je suis allée sur l’île de São Miguel en 2016 pour faire une résidence artistique de photographie. C’est là que j’ai réalisé les premiers contacts avec des jeunes de l’île de São Miguel. Les récits de ces rencontres ont fait partie du scénario et au fur et à mesure que je faisais le casting, je me suis immiscée dans la réalité de l’île en utilisant les histoires qu’ils partageaient avec moi pour l’élaboration du scénario.

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Naturellement, il y a toute une narration qui vient aussi d’une sélection, d’un assemblage de mon propre regard, de mon expérience de la vie et de mon regard sur la vie. Il s'agit donc d’un scénario pluriel, très documenté dans le sens où il est ancré dans la réalité. Bien qu’utilisant plusieurs outils de la fiction, c’est un film qui se retrouve dans un flou entre réalité et fiction. C’est aussi un film qui efface les frontières.
C. L : Quelles références aviez-vous en fiction et vos ressources par rapport à la réalité de cette île ?
C. V. : C’est très difficile de définir des références. Pour moi, il y a un certain type de cinéma, de références d’auteurs… Je préfère parler des références que je retire de la vie, mon intérêt pour les gens. Il y a bien sûr un cinéma politique de la réalité qui m’intéresse beaucoup. Ken Loach et son cinéma qui parle de l’intérieur de la société avec la communauté locale, apportant des outils de fiction et travaillant avec des acteurs non professionnels et quelques autres professionnels. Ce type de travail m’intéresse beaucoup. Mes meilleures références sont les personnes qui m’apportent les histoires. C’est la source la plus inspirante que le cinéma peut avoir. La réalité dépasse toujours ce que l’on peut imaginer. Le cinéma qu’on voit, les livres qu’on lit, les gens sont sans nul doute les sources les plus marquantes, non seulement dans ce film mais dans mon travail en général.
C. L : Qu'est-ce que cela vous a apporté symboliquement de concentrer le récit sur une île ?
C. V. : Quand je démarre un film je ne pense pas au résultat final. Je pense le réaliser, c’est-à-dire que je cherche à être capable de construire l’idée que j’ai rêvée. Je ne pense pas trop à comment cette idée ira communiquer avec le public. Je ne prétends pas communiquer une symbolique mais en tous cas filmer sur une île est très symbolique. C’est plus une métaphore de l’âme humaine. Nous sommes tous des petites îles qui essayent de se transformer, se transcender, aller au-delà de l’horizon, se développer, sortir de soi. Tout cela c’est une symbolique constamment présente dans le film. Comment satisfaire nos propres identités en ne nous cantonnant pas à notre corps, notre héritage familial et culturel ? Toutes ces symboliques sont présentes dans le film et je ne dirais pas qu’elles sont uniquement portugaises. Elles sont universelles. Elles parlent des questions humaines. Le film se transcende dans l’idée de culture et de microcosme. C’est cela la force du cinéma.
C. L : En quoi peut-on voir dans votre histoire un reflet plus large de ce qui passe dans le Portugal contemporain autour de la place de la communauté LGBTQI++ ?
C. V. : Je ne sais pas si je peux répondre à cette question. Comment ma propre histoire peut être un miroir plus large des réalités portugaises sur les questions liées à la communauté LGBTQIA+ ? Tout le cinéma d’auteur d’un côté est le reflet du regard de celle ou celui qui crée, du réalisateur ou de la réalisatrice, de l’auteur(e). Je suis contemporaine du temps historique, je suis aussi ce que je viens de vivre. Ma vie se passe au XXIe siècle dans ce pays et ce monde. C’est impossible de m’éloigner des questions politiques qui font partie de mon quotidien, qui font écho sur ce que je suis, ce que je peux être et désire être. En tant que femme, personne queer, réalisatrice, j’ai des questions qui résident dans ce film et qui font partie de mon regard sur les personnes que je filme, sur la question de l’île.
D’une certaine façon être femme, être queer c’est appartenir à une réalité, encore minoritaire, qui n’est pas au centre de la société. Plusieurs caractéristiques sont propres aux personnages du film qui parlent de Cláudia en tant qu’être de la société civile : c’est impossible de s’en éloigner. Je dirais que parler d’Ana, de Luís, de ces personnages du film sur l’île c’est aussi parler de Cláudia comme personne qui tente de transcender les frontières héritées…

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Je suis née dans les années 1980 au nord du Portugal dans un contexte très religieux et au cours de ma vie j’ai tenté de questionner ce qui m’a été transmis à travers non seulement l’éducation mais aussi à travers ma propre culture à laquelle j’appartiens. Cela n’aboutit pas toujours de forme positive mais j’essaye de questionner, de franchir les frontières en risquant d’être jugée ou punie socialement, essayant de trouver d’autres lieux où je peux me situer ou d’autres formes pour représenter mon propre rôle genré dans la société. Ainsi, toutes les questions qui me concernent et qui m’intéressent sont, d’une certaine façon, dans mon film.
C. L : Peut-on voir dans le rôle d'observatrice d'Ana une inspiration de votre propre place en tant que réalisatrice ?
C. V. : Le personnage d’Ana est très observatrice. Elle observe le monde qui l’entoure. Elle vit à travers la vie des autres. On peut dès lors faire un parallèle avec le regard de la réalisatrice qui transforme et exprime son regard à travers les histoires des autres. Ici, on peut effectivement établir un lien. Personnellement, il n’y a pas de correspondance entre la vie d’Ana comme personnage et Cláudia en tant que réalisatrice. Mais bien sûr je narre ce que je connais ou les réalités qui éveillent ma curiosité. Les réalités m’intéressent. En cela Ana véhicule mon regard de réalisatrice mais il n’y a pas de recoupement entre ma vie et celle de ce personnage mais je comprend les liens que l’ont peut établir et d’une certaine forme ils sont présents dans le film.
C. L : Comment s'est décidé pour vous la tonalité du récit, plutôt douce et bienveillante qu'oppressante et dramatique ?
C. V. : Cette question sur la tonalité du récit, du regard, comment on filme est un mystère. La création est un mystère. Au départ, il n’y a pas de décision véritablement objective sur la manière dont la forme va émerger. Il y a une série de dimensions du regard, de celui/celle qui crée, l’auteur(e), l’artiste, le/la réa qui relèvent du mystère, de l’indicible. C’est impossible de manipuler ou de contrôler.
S’il y a de la douceur et de la bienveillance dans le regard, c’est aussi peut-être qu’elles sont en moi. Mais il y a aussi de l’oppression, de la confrontation, plusieurs moments de nuit, de manque de lumière. Ces lieux de manque de lumière sont des lieux nécessaires dans la vie pour découvrir des petits signes lumineux. Dans ce film, il y a aussi des dimensions émotives qui ne sont pas uniquement bienveillantes même si les images sont belles et nous transportent vers des lieux de contemplation. Ces lieux de contemplation sont remplis de questionnement, de zones plus obscures et inquiétantes. Ils sont dans le film aussi et font partie de mon regard non seulement au cinéma mais aussi dans la vie.
C. L : Le crépuscule, entre chien et loup, n'est-il pas pour vous une invitation à l'onirisme comme force qui traverse vos personnages pour dépasser le poids des traditions qui pourraient empêcher les initiatives individuelles ?
C. V. : L’idée entre loup et chien vient aussi d’une idée très construite de la littérature française. C’est un lieu de l’heure crépusculaire très indéfini. C’est ce qui m’attire dans la vie. C’est le lieu vivant qu’on ne peut façonner ni saisir et qui se recrée tous les jours de manière différente parce que la météo est différente. Nos émotions aussi sont donc différentes selon la journée, nos expressions et les échanges avec les personnes qui nous entourent. Cette dimension très vive et indéfinie m’intéresse vraiment.
Je dirais qu’elle n’est pas onirique dans le sens poétique et impossible à atteindre. Elle est indéfinie et elle fait partie de la vie. Cette incertitude est peut-être la seule chose certaine dans la vie. Souvent on oublie qu’une grande partie de la journée est vécue dans la lumière et pendant la nuit, quand on dort, on ne vit pas vraiment dans cette obscurité. On dirait qu’on a peur de l’obscurité et ce moment crépusculaire est très éphémère comme l’adolescence. C’est une période de la vie très brève et ces lieux véloces mais si riches de signification m’intéressent vraiment. Ce sont des lieux de transformation, d’inspiration et d’une certaine manière ils sont aussi présents dans ce film.

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Loup & chien
Lobo e cão
de Cláudia Varejão
Fiction
111 minutes. Portugal, France, 2022.
Couleur
Langue originale : portugais
Avec : Ana Cabral (Ana), Ruben Pimenta (Luis), Cristiana Branquinho (Cloé), Tomás Furtado de Melo (Jonas), Marlene Cordeiro, João Tavares, Nuno Ferreira, Mário Jorge Oliveira, Luísa Alves, Maria Furtado, Mia Amaral, Nuno Branco, Leandro Cosme, Valdemar Creador, Emanuel Macedo
Scénario : Leda Cartum, Cláudia Varejão
Images : Rui Xavier
Montage : João Braz
Son : Olivier Blanc
1er assistant réalisateur : Emídio Miguel
Directrice artistique : Nádia Santos Henriques
Décors : Nádia Santos Henriques
Costumes : Nádia Santos Henriques
Maquillage : Sónia Luz
Casting : Emídio Miguel, Cláudia Varejão
Scripte : André Godinho
Production : Terratreme Filmes
Coproduction : La Belle Affaire Productions
Producteur : João Matos
Coproducteur : Jérôme Blesson
Distributeur (France) : Épicentre Films
Ventes internationales : MPM Premium