Billet de blog 18 avril 2024

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Mohamed Ben Attia au sujet de son film « Par-delà les montagnes »

« Par-delà les montagnes », le troisième long métrage de Mohamed Ben Attia, après « Hedi, un vent de liberté » (2016) et « Mon cher enfant » (2018) est sorti en salles en France depuis le 10 avril 2024.

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Illustration 1
Mohamed Ben Attia © DR

Cédric Lépine : Que signifie pour vous ces trois lieux uniques dans lesquels se situe l'intrigue, puisque les personnages principaux passent de la ville, à la plaine montagneuse pour terminer dans un chalet en huis clos en plaine forêt ?
Mohamed Ben Attia :
Dès le départ, il était clair qu'il y aurait la fuite de la ville. Ensuite, le film s'inscrit en deux parties. La première partie présente le berger et je souhaitais que cela se passe dans un espace ouvert, avec une dimension mystérieuse. Quand nous avons fait les premiers repérages, c'était l'hiver et ce n'était pas vert du tout. C'était quelque chose plutôt à la limite de l'apocalyptique. Même si j'ai été un peu déçu de voir pendant le tournage, que l'espace devenait plus vert, en tout cas, nous souhaitions que cela soit un peu aride et vraiment crépusculaire. Dans cette première partie, on parle ainsi de l'unicité de l'individu dans son milieu.

Ensuite, dans la seconde partie, c'est là où l'on rencontre la famille, où l'on s'enterre avec elle dans cette maison. En revanche, je voulais aussi que cela ne soit pas un retour en arrière en ville et que cela puisse être pour les nouveaux personnages une suite dans leur histoire. En effet, on devine petit à petit que ceux-ci habitaient la ville et qu'ils ont déménagé.

Il faut rappeler qu'il ne s'agit pas là de faire une opposition entre les mondes ruraux et urbains, dans une volonté écologique qui prônerait le retour à la nature : ce n'est pas du tout le propos le film. Nous souhaitions donc une maison, même si c'était justement tout ce que le protagoniste avait cherché à fuir. Cette maison, qu'elle soit au beau milieu de la forêt et malgré cet aspect de « retour aux sources », n'échappe pas aux conséquences toujours dramatiques puisqu'on parle de l'institution de la famille et non pas de la géographie proprement dite.

C. L. : J'ai l'impression aussi que dans ces lieux différents vous convoquez un cinéma différent, comme le réalisme social dans la ville, le mystique et le poétique dans la montagne, et le thriller pour la partie de la maison dans la forêt. Aviez-vous consciemment ces références multiples en tête pour réaliser ces différentes parties ?

M. B. A. : Oui, bien sûr, j'avais surtout en tête le cinéma d'Abbas Kiarostami, mais aussi Il était tout une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan. Ensuite, la partie dans la forêt fait un peu appel à Funny Games (1997) de Michael Haneke. Dans l'écriture du scénario, j'avais peur de ne pas saisir les codes du thriller, avec ses menaces. Être crédible, c'était vraiment mon souci majeur. Ces références m'aidaient au niveau de l'écriture avant même de passer au tournage.

C. L. : Quel défi cela a-t-il représenté de vous confronter pour la première fois au fantastique ?

M. B. A. : Franchement, quand j'ai fini le tournage de Mon cher enfant, j'avais cette idée de film que j'aimais déjà, et je me suis dit que je vais juste prendre le plaisir de l'écrire. Je me suis donc embarqué dans l'écriture en pensant réellement ne pas en faire mon troisième film.

J'ai ainsi écrit pour mon plaisir sans me censurer. C'est pour ça justement que j'ai fait toute cette partie fantastique, parce que je ne me suis pas mis d'obstacles quant à sa faisabilité filmique.

Et puis, une fois que j'ai fini d'écrire, les productrices ont compris que c'est ça qui allait être mon troisième film. La réalisation d'un film fantastique n'était donc pas prémédité.

C. L. : Dans Hedi comme dans votre nouveau film vos récits se concentrent sur des personnages qui fuient la ville pour mieux se retrouver : est-ce ainsi une manière de repenser le politique que de s'éloigner ainsi du lieu du pouvoir politique ?

M. B. A. : C'est vrai surtout par rapport à cet esprit de la ville associé à l'étouffement. Tous les chemins y semblent balisés avec la nécessité d'avoir un travail, etc. Les exigences de la ville, ce sont aussi les exigences des sociétés modernes. Le film présente aussi un aspect intemporel : on ne sait pas quand ça se passe et on ne sait pas où ça se passe. Ce n'est pas uniquement dans le but d'en faire un récit universel mais d'ouvrir le spectre d'interprétation. On parle beaucoup plus des institutions et pas uniquement d'un contexte propre à un pays. Le public d'Europe comme du monde arabe des festivals s'est identifié à ce mal-être contemporain, qui nous touche tous et toutes.

L'alternance de la ville et cette fuite en avant nous mène vers quelque chose de pas forcément beau, selon le critère de la beauté esthétique, mais plutôt par le côté infini des espaces ouverts qui nous poussent à réfléchir et à ressentir un petit peu l'origine de ce mal-être.

C. L. : Les protagonistes de chacun de vos films ont aussi en commun de chercher à se reconstruire et se redéfinir.

M. B. A. : C'est en cela que mes films affirment leur continuité de l'un à l'autre. Ceci est plus évident avec Hedi dont le film partage l'acteur principal mais avec un cheminement qui suit une révolution plus douce à sa mesure. Dans Mon cher enfant, à travers cet enfant qui a disparu, c'est l'autre personne, le grand-père, qui est obligé de se questionner sur qui il est.

Sur les trois films, les protagonistes sont ainsi obligés de s'interroger sur la nécessité de se reconstruire dans un monde qui les dépasse. Dans Par-delà les montagnes, le protagoniste n'a plus le temps et il n'arrive même plus à le formuler en mots. Il laisse place au physique et à son corps qui ne lui laisse plus de choix ni de place. Il est dès lors animé par un élan, une rage et se présente comme un alien. C'est comme le principe de quelque chose qui nous sort du corps et lui, il est obligé de suivre cet élan.

C. L. : Pourquoi avoir décidé de ne pas faire de votre protagoniste le porte étendard d'une cause politique ou religieuse alors que sa révolte pouvait s'y prêter ?

M. B. A. : La scène du dîner est par exemple à cet égard assez révélatrice de cette question. En effet, le protagoniste dit qu'il n'est pas plus spécial qu'un autre. Pour lui, il suffit juste de se laisser porter, de flotter et de voir que finalement, il y a des changements. Nous pouvons ainsi changer des choses et la perception de notre monde sera dès lors différente.

Le protagoniste essaie de révéler les gens à eux-mêmes, en étant ce qu'il est, alors qu'il n'arrive même pas à le formuler en mots. Il est plus porté par cette radicalité et pour moi, le film était justement une opportunité de parler de l'amalgame qui peut être fait entre radicalité et radicalisation.

Lui, il en joue jusqu'à la toute fin, où justement, pour nous, la société, tout ce qui peut être différent et tout ce qui nous effraie, finalement, on va le caser dans la case terroriste, parce que ça nous arrange quelque part.

Est-ce qu'il aurait pu en faire quelque chose de religieux ? Non. Puisqu'au final, il a été identifié comme tel, alors que ce n'est pas du tout le cas. Mais il y a un mélange avec la spiritualité, puisqu'il y a quand même cette phrase où le berger dit « Je l'ai vu voler » et puis la femme qui dit la même chose. Ils deviennent ainsi des suiveurs qui croient qu'on peut avoir une foi quelconque sans que cela soir de l'ordre d'une religion. Il s'agit juste de croire que le monde peut être différent, et que l'on peut en faire quelque chose de différent.

Illustration 2
Par-delà les montagnes de Mohamed Ben Attia © Kinovista


C. L. : Votre film en cela dialogue avec Théorème (1968) de Pasolini où un mystérieux personnage conduit chaque membre d'une même famille à se révéler à lui-même.

M. B. A. : Pourquoi pas ? Franchement, je ne l'ai pas revu depuis longtemps et je n'ai pas pensé à ce film en faisant celui-là. Il est clair que dans les deux films le protagoniste est un révélateur pour les autres.

Il y a quand même un échange de regards entre le protagoniste et l'épouse dans la dernière partie, quelque chose qui se passe entre eux comme s'ils se reconnaissaient, quelque part, dans ce malaise.

En revanche, elle est encore dans le déni le plus total.

C. L. : Il est également possible de voir dans votre film en hors champ la réalité socio-économique de la Tunisie contemporaine avec le développement des centres d'appels où les compagnies étrangères exploitent une main d'œuvre peu rémunérée. De même la condition du berger renvoie à la réalité d'un pays où des zones géographiques sont abandonnées des initiatives du pouvoir en place. De même dans la dernière, cette famille privilégiée qui s'enferme dans la bulle d'une résidence secondaire témoigne des divisions sociales en Tunisie.

M. B. A. : C'est vrai même si rien n'a été appuyé dans ce sens pour justement rendre les choses beaucoup plus de l'ordre de la perception. Comme pour Hedi et Mon cher enfant, je ne voulais appuyer ni l'aspect religieux, ni l'aspect économique de la famille pour dire que le mal-être est encore beaucoup plus profond que ça.

En revanche, c'est une accumulation et par exemple, le call center, on le voit bien, ce n'est pas quelque chose de très oppressant. Ça reste quand même un endroit où il y a des jeunes qui travaillent. Rien n'est souligné pour dire que c'est une critique du monde du travail, une critique de la famille : il est plutôt question de tout ce qui régit notre vie aujourd'hui. Tout ce qui fait qu'on grandit, on fait des études, on travaille, on nous dit que voilà, on est salarié, qu'il y a une consommation derrière, un projet de fonder une famille, de devenir parents et de transmettre tout ça à nos enfants. C'est tout cet ensemble balisé qui arrive à nous opprimer d'une certaine façon.

C. L. : Pourquoi avoir voulu faire de votre personnage principal un père ?

M. B. A. : Pour parler d'une transmission plus radicale, encore une fois alors que l'enfant vient d'un cocon familial où tout va bien. J'ai moi-même un enfant de 10 ans et le cinéma m'est utile parce que tout ce que je n'ose pas faire dans ma propre vie, je le transpose dans ces histoires.

Nous essayons tout le temps de préserver nos enfants, de leur donner le meilleur. Tandis que lui, il kidnappe son fils et le soumet en deux jours dans des situations qui peuvent être considérées comme violentes, en tout cas de beau, de fou. Il lui transmet à la fois une folie et une fantaisie. Il lui donne quelque chose qu'il va garder toute sa vie. À la fin, il pourrait revenir à sa vie à Tunis, à son école, à ses grands-parents, mais il va grandir avec ce spectre dans sa tête où tout peut être réalisable.

Illustration 3

Par-delà les montagnes
Oura el jbel
de Mohamed Ben Attia
Fiction
98 minutes. Tunisie, France, Belgique, 2023.
Couleur
Langue originale : arabe

Avec : Majd Mastoura (Rafi), Walid Bouchhioua (Yassine), Samer Bisharat (le berger), Selma Zghidi (Najwa), Helmi Dridi (Wejdi), Wissem Belgharak (Oussama), Ayoub Hedhili (l'enfant turbulant), Mondher Chouchen (le bébéAmel Karray Amel Karray (la belle-mère), Ammar Chikha (le beau-père), Rania Agrebi (Yosr), Mahmoud Said (l'avocat), Walid Bel Haj Ammar (l'inspecteur), Jasser Oueslati (le détenu), Yosra Rebai (une institutrice), Mouna Bel Haj Zekri (une institutrice), Ala Hamed (l'agent de police), Bilel Ben Ghorbel (Lotfi), Abdelhamid Khaldi (le gardien de l'école), Khouloud Ben Abdallah (la jeune fille)
Scénario : Mohamed Ben Attia
Images : Frédéric Noirhomme
Montage : Lenka Fillnerova
Musique : Olivier Marguerit
Son : Ludovic Escallier
1er assistant réalisateur : Salem Daldoul
2nds assistants réalisateurs : Mustapha Belhassine et Houcem Slouli
3e assistante réalisatrice : Zeyneb Cherif
Directeur artistique : Fatma Madani
Casting : Ines Fehri, Houcem Slouli
Scripte : Emma Bouyahia
Société de production : Nomadis Images
Sociétés de coproduction : Les Films du Fleuve, Tanit, 010 Films
Production : Dora Bouchoucha, Lina Chaabane Menzli
Production exécutive : Lina Chaabane Menzli
Coproduction : Nadim Cheikhrouha, Jean-Pierre Dardenne, Luc Dardenne, Lorenzo Rapetti, Giovanni Robbiano, Paolo Maria Spina, Delphine Tomson
Production associée : Felice Farina, Giovanni Giusto, Philippe Logie
Distributeur : Kinovista

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