
Agrandissement : Illustration 1

Cédric Lépine : Comment a émerger votre intérêt pour les habitant es de la tour d'Assas ?
Laure Pradal : Je suis réalisatrice indépendante et j'habite à Montpellier depuis que je suis étudiante, c'est pourquoi je connaissais bien la tour d'Assas. J'ai réalisé un film pour une collection dédiée à l'école en France et j'étais chargée de filmer à Montpellier. C'est dans ce contexte que j'ai découvert une école qui suivait la pédagogie Freinet au pied de la tour d'Assas.
J'y ai découvert une véritable vie de quartier qui m'intéressait avec une caserne de pompiers localisée dans les entrailles de la tour, un concierge fascinant et des habitants. Le concierge était au départ le personnage principal parce qu'il assurait le lien social, réglait les conflits et que son travail n'existe plus dans les cités. Il avait mené une bataille pour réclamer le remboursement des charges excédentaires que les locataires avaient payé. Décédé du covid depuis, il était un élément important pour les habitants. Peu à peu, j'avais envie de rendre compte de l'effervescence de ce « village » avec les différentes initiatives pour dynamiser le quartier.
Ce qui m'intéressait, c'était de montrer les multiples petits combats menés dans la tour pour améliorer les conditions de vie de chacun et chacune tout en dénonçant les diverses discriminations subies. C'était ainsi le reflet de l'ensemble d'une société. Par exemple, lorsque les habitants disaient à leurs potentiels employeurs qu'ils habitaient la tour d'Assas, ils n'étaient pas embauchés.
En 2015, ce sont des femmes qui ont mené un collectif qui a accéléré les choses afin que les familles puissent être relogées. Seules les anciennes générations sont restées habiter sur place parce qu'elles avaient leurs repères mais les autres sont parties plus loin, perdant notamment beaucoup en solidarité.
C. L. : Derrière l'orgueil des architectes et des élus locaux consistant à promouvoir la « plus grande tour d'Occitanie », il existe la réalité inaudible des habitant es dont vous souhaitez accompagner les voies.
L. P. : Même s'il existe des participations des habitant es dans les conceptions architecturales, elle reste souvent peu prises en considération, notamment dans l'évolution des projets. Je ne parle pas de l'historique de la tour, car ce n'était pas le sujet du film mais il y a eu plusieurs périodes d'occupation. Tout a commencé avec des pieds noirs qu'il a fallu héberger en urgence et plus tard les ingénieurs d'IBM, ce qui faisait plutôt de leurs espaces des appartements de luxe très grands avec une très belle vue. Ensuite, il y a eu une vraie mixité sociale avec des personnes venues d'Asie, d'Italie et d'Espagne. Au fur et mesure que la tour s'est dégradée, il n'est resté que les populations les plus précaires souvent issues d'un même village en se passant le mot, au Maroc. Ainsi, durant les quarante dernières années, la population était à 95% d'origine marocaine.
Je regrette de ne pas avoir eu le témoignage de ces mères issues de villages isolés sans électricité confrontées dans cette tour à des ascenseurs qu'elles découvraient et se retrouvaient isolées du reste de la population locale alors que leur époux seul pouvait aller à l'extérieur pour le travail : seuls leurs fils dans le film parlent d'elles. J'ai pu en outre enregistrer dans un plan-séquence la sensation pour ces jeunes de 25-35 ans d'être ni d'ici ni de là-bas, étrangers partout.

Agrandissement : Illustration 2

C. L. : Il était important pour vous en réalisant ces deux films de créer des archives d'une histoire populaire inaudible et parfois méprisée ?
L. P. : En effet, surtout qu'il s'agissait des invisibles de la société. Les médias ne parlent des banlieues chaque fois que pour évoquer les trafiquants tout en parlant à leur place en voix off, selon une logique propre au reportage télévisé. Lorsque nous avions réalisé la projection il y a 15 ans au Cinemed du Village vertical (2009), les habitant es du quartier étaient venu es et même un adolescent qui n'apparaissait pas dans le film nous avait remercié de leur donner la parole. Nourdine Bara que l'on voit dans La Tour fantôme (2024) organisait des agoras où chacun pouvait parler des livres qui lui plaisaient : c'était un cocon qui permettait de libérer la parole.
C. L. : La tour est associée à une mère par l'une des personnes, rappelant la place centrale des femmes que l'on entend aussi très peu dans les médias.
L. P. : En quinze ans j'ai vu une nette évolution dans l'implication politique des femmes. Ainsi, alors que dans Le Village vertical on ne voit majoritairement que des hommes protester, en 2015, ce sont les femmes qui se sont prises en main en montant des associations pour faire entendre leurs voix. Dans tout le quartier, cela se sent vraiment.
C. L. : Dans La Tour fantôme, les projets artistiques sont pensées comme une manière de vivre le deuil de la disparition de la tour : comment l'avez-vous appréhendé ?
L. P. : Le deuil pour eux ce n'est pas simple, puisque certains ont vécu dans ces mêmes lieux depuis plus de quarante ans avec certes des drames mais aussi des moments heureux, ils en sont donc profondément attachés. En revanche, les lieux comme eux ont été tellement abandonnés et délaissés par les politiques publiques qu'ils en gardent une certaine rancœur. Il est vrai que les habitants vont perdre ce repère que constituait au loin cette tour. Ainsi, le film a été réalisé selon l'idée de vivre une « dernière fois » l'expérience de cette tour : dernières visites des appartements, dernières consultations du médecin, dernières traversées funambules.

Agrandissement : Illustration 3

C. L. : Qu'est-ce que cela vous fait de réunir ces deux films pour une projection publique au Cinemed ?
L. P. : J'ai pris tardivement conscience que ces deux films allaient être la seule mémoire de ce lieu en dehors des photos et vidéos de famille. Le plus émouvant pour mois c'est de découvrir les réactions publiques et de comprendre comment les habitant es peuvent se retrouver fidèlement représenté es. Je n'ai pas voulu dans La Tour fantôme faire des flashbacks du précédent film afin de conserver une autonomie à chacun.
C. L. : Ces initiatives filmiques permettent aussi de ramener la périphérie au centre de Montpellier avec cette projection au festival.
L. P. : En 2009 pour la projection du Village vertical, il était super émouvant de voir les populations de ces quartiers qui n'avaient pas l'habitude de venir au Corum aller au festival. J'essaie à chaque fois d'avoir des invitations pour eux, car c'est pour eux que je fais des films.
Films en séances spéciales de la 46e édition de Cinemed, festival du cinéma méditerranéen de Montpellier du 20 au 28 octobre 2024 : Le Village vertical
et La Tour fantôme de Laure Pradal
Le Village vertical
de Laure Pradal
Documentaire
52 minutes. France, 2009.
Couleur
Langue originale : français
Scénario : Laure Pradal
Images : Olivier Guérin
Montage : Olivier Guérin
Son : Laure Pradal
Production (structure) : Pages & Images
Diffuseur : France 3 Midi-Pyrénées Languedoc-Roussillon
La Tour fantôme
de Laure Pradal
Documentaire
51 minutes. France, 2024.
Couleur
Langue originale : français
Écriture : Laure Pradal
Images : Olivier Guérin, Yanick Dumas, Ahlem Aussant-Leroy
Montage : Sabine Simtob-Koenig
Son : Antoine Brochu
Mixage : Stéphanie Roumiguière
Montage son : Stéphanie Roumiguière
Étalonnage : Aymeric Ayral
Musique originale : Thomas Koening, Bijan Etemad Moghadam
Production (personne) : Youssef Charifi
Production (structure) : Pages & Images
Diffuseur : France Télévisions