Agrandissement : Illustration 1
Cédric Lépine : Dans ce huis clos où l'héroïne est filmée en gros plan sur son visage, comment avez-vous imaginé une interprétation où toute une palette d'émotions est avant tout traduite dans la force d'un regard ?
Guillaume Giovanetti : Tout commence par le casting. Qu'il s'agisse à la fois de Damla Sönmez, pour Sibel (2018), et après ça de Saadet Aksoy pour Confidente (2025), on les a toutes les deux d'abord choisies pour leurs yeux et la puissance de ce qu'on pouvait y déceler.
Confidente est un film très codifié, avec beaucoup de hors-champ, il fallait donc avoir quelqu'un qui avait un visage et un regard extrêmement expressifs. Nous avions croisé plusieurs fois Saadet Aksoy en festival et nous souhaitions beaucoup travailler avec elle, mais à l'époque, on ne savait pas encore sur quoi. Dès que le huis clos s'est imposé à nous, nous avons immédiatement pensé à elle : nous l'avons appelée tout de suite avant même de trop avancer sur le projet pour savoir si elle était disponible et si elle avait envie de participer à ce film.
Elle a accepté et à partir de ce moment, en fait, nous avons écrit pour ses yeux et son visage magnétique. Elle affirme une beauté qui n'est pas classique : elle renvoie quelque chose qui est vraiment de l'ordre de la sculpture et ça nous a plu tout de suite. Ensuite, pour nous, quand on parle d'empathie, c'est très important, parce que nous-mêmes, en tant que personnes qui écrivons et qui faisons les films, nous avons toujours beaucoup d'empathie pour nos personnages. On les aime qu'ils soient bons ou mauvais, qu'ils soient en souffrance ou en puissance. Notre premier sentiment est d'avoir de l'empathie pour eux et de les aimer à fond. Ainsi, on aime à la fois le personnage, et puis souvent l'actrice ou l'acteur qui en est l'interprète, qu'il ou elle soit professionnel.le ou non. Saadet Aksoy travaille depuis 20 ans en tant que comédienne professionnelle. Nous nous efforçons d'avoir une relation la plus poussée possible avec la personne qui va incarner le personnage, de façon à ce que notre direction avec elle puisse être la plus efficace.
Ce n'est pas quelque chose d'unidirectionnel, c'est vraiment un échange. C'était le cas avec Damla sur Sibel, c'est le cas encore avec Saadet, c'est-à-dire que nous avons une préconception des choses. Nous avons beau avoir écrit un scénario, cela reste une collaboration : nous ne décidons pas le moindre geste de l'actrice. Au contraire, elle doit s'approprier ses dialogues et les mouvements qu'elle va faire, pour que justement ceux-ci soient le plus authentique possible, pour que ça soit crédible et que cette empathie soit aussi ressentie par le public. C'est notre façon de travailler, en particulier sur ce film-là.
C. L. : La caméra est-elle au service de l'interprétation ou certains mouvements de la caméra doivent orienter le jeu des acteurs et actrices ?
Çağla Zencirci : Nous travaillons vraiment sur la narration de manière étroite avec nos techniciens sur le tournage. Éric Devin, le chef opérateur, avait aussi travaillé sur Sibel et à présent, notre entente bénéfique passe par des codes entre nous sur la façon de filmer. La plupart du temps, nous ne faisons pas beaucoup de prises, disons 6-7 au maximum. Éric arrive à créer une relation intime avec les actrices. Ça a été le cas sur Sibel, ça a été le cas pour Confidente aussi. Il arrive à capter le meilleur de tout ça.
Il y a quelque chose qu'Éric a très très bien compris, qu'il faut bien aussi préciser, c'est qu'il y a aussi culturellement, en Turquie, en Iran, au Pakistan et en Inde, exactement le même comportement chez les femmes, où tout passe par les yeux. Je pense que nous gardons, en tant que cinéphiles, cette culture des femmes du cinéma turc en noir et blanc, où les femmes ne parlaient pas beaucoup. Par exemple, Türkân Şoray, une des grandes actrices du cinéma turc, sur presque l'intégralité de ses films, elle ne parle pas et tout passe par son regard. Je pense qu'en tant que cinéphiles, on est aussi très influencés par ça. Nos actrices arrivent à faire passer des dizaines d'émotions humaines en deux secondes, juste avec leurs yeux, parce qu'on vient de cette culture.
C. L. : Votre cinéma est ainsi nourri de la force d'expression du cinéma muet.
Guillaume Giovanetti : Bien sûr, là, on l'a intégré, mais c'est en nous pour toujours. Toute notre cinéphilie passée fait partie de nous et transpire à chaque fois. On a toujours une idée en tête, une image quand on fait quelque chose, mais il y a toutes les autres qui sont là, qui sont présentes et qui participent aussi, et qui sont plus fortes que nous, qui nous dépassent.
C'est quelque chose qu'on aime beaucoup, parce que ça fait partie de nous intégralement. Et puis, c'est vrai que pour ce film-là, l'expressivité de la comédienne principale était capitale. Le travail que notre actrice a produit est phénoménal : elle était toujours excellente ! C'était un vrai bonheur de la voir jouer !
Agrandissement : Illustration 2
C. L. : D'un film à l'autre, vous aimez explorer les codes des genres cinématographiques et le dispositif ici du huis clos et du personnage contraint face à l'urgence e sauver une vie semble entrer en dialogue avec Fenêtre sur cour (1954) d'Alfred Hitchcock.
Çağla Zencirci : Ce dialogue avec ce film en particulier n'était pas intentionnel mais Hitchcock nous a nourris, c'est donc normal qu'il y ait des effluves dans le film. Nous étions en fait beaucoup plus sur l'intériorisation et la manière de rendre présent le hors-champ.
Guillaume Giovanetti : Et puis, ce qui est hyper intéressant, c'est qu'effectivement on entre dans l'intimité de tous ces personnages que l'on ne voit pas pour la plupart. C'est comme si on était avec ces interlocuteurs près d'un feu : on entend d'ailleurs un feu de bois à un moment, on entend quelqu'un qui est sur le bord d'une route...
Nous avions bien cette idée d'être justement tout sauf dans un contexte très intime, puisque ce call center est assez neutre. Il fallait pouvoir plonger dans différents mondes par le biais de notre imagination : c'est ce qui nous intéressait beaucoup sur la fabrication de ce film-là.
C. L. : Le film est éminemment politique, tout d'abord en faisant d'une femme marginalisée par son travail et en tant que mère célibataire, la véritable héroïne dans un contexte de crise où elle doit affronter des hommes de pouvoir.
Çağla Zencirci : Nous faisons des films sur les exclu.es. C'est toujours notre point de départ, parce que nous pensons que pour vraiment comprendre une société dans sa globalité, socialement, politiquement et psychologiquement, il faut regarder ce que la société exclut. Ces personnes qui ont été exclues ou rejetées, essaient de se faire une place. Là où la culture occidentale valorise le fait d'exister en tant qu'individu, la culture orientale s'attache à l'identité dans une inscription en tant que communauté. Comment on s'insère dans cette communauté avec nos différences ? Toutes ces problématiques se retrouvent dans la région, pour moi. Comment on peut avoir nos propres principes, notre propre personnalité, et quand même, faire partie de cette communauté qui nous rejette constamment ?
Nos films se concentrent sur ces questions. Et quoi que l'on fasse, quand on fait des films sur des exclu.es, ça va devenir politique. Après, nous ne sommes pas explicitement des cinéastes politiques. Nous faisons des films à partir des histoires qu'on nous a racontées, mais il y a toujours le décor politique qui est derrière, encore une fois, parce que nous prenons des personnes qui ont été complètement rejetées, qui se sont retrouvées à la marge de tout. Ça devient ainsi politique.
Parce que, quoi qu'il arrive, nous sommes aussi exclu.es de nos sociétés respectives. Et on essaie de s'intégrer d'une façon ou d'une autre. Ainsi, tous nos personnages, en ce sens-là, nous représentent, et on veut toujours terminer sur une bonne note.
Guillaume Giovanetti : C'est vrai que c'est aussi notre envie d'ériger des personnages, pas comme modèles, mais comme porte de sortie possible, comme début d'un chemin. Nous n'avons pas prétention à vouloir changer le monde (aucun film ne le fait), ni même à changer les individus. Au moins, peut-être que nous pouvons participer à ouvrir une porte, en donnant un exemple de la manière dont une personne, dans une situation donnée, se comporte, comment elle évolue, et comment est-ce que nous-mêmes, en tant que public, étant le premier public de nos films, comment est-ce que ça peut nous inspirer, nous donner de la force avec juste une idée. C'est un petit peu ce geste-là que nous essayons de faire de film en film, consciemment ou inconsciemment, mais en tout cas, je le constate en discutant avec eux.
C. L. : Dans cette question de votre propre place au sein de l'industrie du cinéma turc, vous développez aussi votre indépendance avec ce huis clos à l'économie réduite et dans un décor situé dans une maison familial.
Guillaume Giovanetti : Nous étions dans une nécessité d'avancer, d'avoir un propos, de partager notre expérience. On ne se refait pas, c'est comme ça. Le bon côté des choses, c'est qu'on a déjà fait cette espèce de « cinéma familial » ou « cinéma guérilla ». Il est toujours possible de fabriquer un film, mais après, il s'agit de savoir comment le faire exister. On a la chance, maintenant, d'être à un certain point dans notre carrière, qui fait que si nous avions tenté le même film il y a 15 ans, il aurait moins existé parce que nous connaissions moins de personnes. Là, maintenant, nous sommes capables de nous réinventer, de revenir un petit peu aux fondamentaux de la fabrication d'un film.
Il y a un tel plaisir à fabriquer quelque chose comme ça, dans la rapidité, avec des gens flexibles et en qui nous pouvons avoir confiance, que cela devient hyper bénéfique pour la réalisation. Le film s'est fait en un temps vraiment court... Même nous, ça nous impressionne : nous avons commencé à écrire en juin et nous avons fini de tourner en septembre ! Ça s'est fait très rapidement. Pourquoi ? Parce que c'était simple, c'était petit et l'équipe nous suivait. Cela donne une immense créativité, une immense liberté dans ce que nous pouvons faire et ça, ça nous flatte. Et si le film existe et arrive à atteindre un certain public, là, nous en faisons chaque année ou tous les deux ans !
Çağla Zencirci : Nous, on connaît une époque où il n'y avait pas Internet, pas de portables et nous sommes assez jeunes pour pouvoir nous adapter à l'Internet et aux portables. Nous connaissons donc les deux générations en même temps. C'est comme la Turquie qui fait le pont entre l'Orient et l'Occident. Cela nous permet de comprendre les anciennes et les nouvelles générations.
Guillaume Giovanetti : Nous sommes le Bosphore du Temps !
Çağla Zencirci : Si aujourd'hui d'un seul coup, il n'y a plus Internet, il n'y a plus rien, nous savons comment faire. Nous nous souvenons par exemple d'une époque où nous avons pu attendre une heure à un point de rencontre et de chercher une cabine téléphonique pour appeler la maison de l'ami pour demander à sa mère où il est.
C. L. : Confidente est votre premier film d'époque puisqu'il se déroule quelques décennies avant l'époque du tournage, proposant ainsi de relire la Turquie contemporaine à l'aune du temps passé.
Guillaume Giovanetti : Quand il y a eu ce tremblement de terre en 2023 qui a été dévastateur, nous nous sommes demandés ce qui avait changé par rapport au tremblement de terre 25 ans plus tôt en 1999. L'idée c'était d'éclairer le présent par le passé. L'éclairer de façon différente avec des éléments qui vont faire des échos.
Çağla Zencirci : Quand on nous dit « vous faites un film politique », oui, mais la politique était déjà là il y a 10 ans, il y a 20 ans, et nous on l'a vu revenir avec des gouvernements qui ne sont absolument pas des mêmes bords, et ça se répète, exactement pareil.
Confidente
de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti
Fiction
76 minutes. Turquie - France - Luxembourg, 2025.
Couleur
Langue originale : turc
Avec : Saadet Aksoy (Arzu / Sabiha), Osman Alkas (Mr. Erden / Seza), Ilber Uygar Kaboglu (le jeune homme), Kivanç Kilinç (Faruk), Erkan Kolçak Köstendil (le patron), Nilgün Türksever (Hayal), Muhammet Uzuner (le procureur), Elit Andaç Çam (Tülay), Nesrin Yatman, Nevin Zencirci, Sibel Oral, Tulya Yılmaz, Derya Yatman et Meriç Kılıç (les opératrices)
Scénario : Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti
Images : Éric Devin
Montage : Guerric Catala
Son : Olivier Pelletier
1re assistante à la réalisation : Fadile Ağış
Direction artistique : Görkem Canbolat
Décors : Osman Özcan
Décoration de plateau : Alper Eraydin
Direction de production : Recep Basaran
Effets spéciaux : Raoul Nadalet
Casting : Fehmi Öztürk
Production : Çağla Zencirci & Guillaume Giovanetti (ii Films), Rani Massalha & Marie Legrand (Les Films du Tambour), Muriel Merlin (3B Productions), Lilian Eche & Christel Henon (Bidibul productions)
Distributeur (France) : Pyramide Distribution
Sortie salles (France) : 6 août 2025