Pour ceux qui connaissent déjà le travail d’Edmond Baudoin cela ne sera pas une surprise si je dis que son dernier opus est incontournable. Avec Amatlan Baudoin signe encore une fois un authentique chef d’œuvre dont on ne peut que se délecter. Si l’auteur s’y dévoile de manière entière, il n’en demeure pas moins pudique. Le problème contemporain de l’autobiographie y est envisagé sans mascarade.

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Cette fois, Baudoin emporte le lecteur au Mexique dans le petit village d’Amatlan, auprès de la rivière où la mythologie mexicaine place la naissance du Dieu Quetzalcóatl, le serpent à plume. Et tout comme ce fameux dieu, le style du livre s’autorise à planer parfois comme un aigle, mais sans jamais oublier de se tenir fermement au sol, comme le serpent. Ainsi que tout voyage authentique, c’est aussi une histoire d’amour. Il y a Neige, qui écrit, et qui s’en va plus d’une fois « les poings serrés dans les poches crevées. » Neige dont le prénom m’évoque Robert Walser, et qui semble tracer sa poésie sous le soleil mexicain dans les sillons du grand Beckett. La beauté de cet amour laisse le lecteur pantois, d’autant plus que Baudoin avoue : « C’est dérisoire et un peu triste que d’essayer de peindre ou de dire la beauté. » Malgré l’aspect dérisoire de la tentative, elle existe, et nous nous réjouissons d’avoir ces pages tracées à l’encre de chine entre les mains. A plus d’un moment on a l’impression d’une partition à quatre mains. Neige introduit un personnage du nom d’Altimanale. Tout en paraissant au premier abord un personnage de fiction, cette création porte la charge tragique du livre, et devient comme un miroir. Qu’elle place ce personnage en Grèce, parait presque logique. De l’arène mexicaine à l’amphithéâtre hellène le pas se franchit si rapidement… Altimanale marche, les personnages dansent, ou ne dansent plus, et dansent encore. Les flux et reflux de l’intime nous parlent de l’éphémère, et comme en ombre portée du rire encore possible de l’autre côté de l’abolition qu’incarne Altimanale.
Revenons un peu sur le travail antérieur de Baudoin pour les lecteurs qui ont encore la chance de pouvoir le découvrir.
C’est dans la préface de Un Flip Coca que J.M.G. Le Clézio écrit : « La bande dessinée est peut-être le mode d’expression dans lequel on a fait le plus dans les quinze dernières années. Les meilleures et les pires choses, mais où il s’est vraiment passé quelque chose. Avec Edmond Baudoin il se passe quelque chose. Du côté du dessin surtout, des lignes, des traces de mouvement, de l’éclairage du désir, du silence, des signes de l’émotion. (…) De plus en plus nous allons avoir besoin de lui. »
Si nous avons, comme le dit le Clézio, besoin du dessin de Baudoin, c’est parce qu’il est ouvert. Ce n’est jamais un trait qui ferme des espaces. Chaque coup de pinceau est au contraire une ouverture. Presque une échappée… En tous cas pas une ligne de fuite, peut-être une ligne de fugue, si l’on entend derrière ce dernier mot une notion de musique.
L’auteur dit à propos d’une des bandes dessinées dans laquelle il a révolutionné le rapport à l’autobiographie : « Je dessine mon personnage avec la tête ouverte pour qu’il soit ouvert sur le monde. Quand j’étais enfant, je dessinais toujours ainsi mes bonshommes. Un jour j’apprends que les enfants qui ont une tendance à la schizophrénie dessinent comme cela. Je ne sais pas trop ce que c’est que cette maladie, mais elle me fait peur. A partir de ce jour je mets des chapeaux bien enfoncés sur leur tête. Pour le premier voyage, j’enfreins l’interdit. J’ai plus de quarante ans et je me dis protégé de la folie. Quand le livre est en librairie , je reçois une lettre d’un grand docteur des hôpitaux, un psychiatre . Il m’écrit son bonheur à la lecture du premier voyage et rajoute : « de plus je m’en sers pour expliquer la schizophrénie à mes élèves. » J’ai un frisson dans le dos. »[1]
Depuis la Terra Incognita du visage (qui parfois voit ses horizons s’effacer devant le mystère d’une femme) jusqu’à la tête ouverte du voyageur qui mime les idées préconçues sur la schizophrénie, c’est cette ouverture au monde qui permet à Edmond Baudoin de si bien chorégraphier ses livres.
Car c’est toujours et encore la question de la danse. Ce qui fait d’un geste une danse ?
Interminable question pour celui qui tient un pinceau.
Parfois même refuser une danse en entraîne une, celle d’un livre dont la bande son est une étrange fugue à quatre mains.
C’est peut-être même cette place vierge offerte après le combat avec l’ombre qui laisse au lecteur la possibilité de se reconnaître dans les personnages. Pour la conception de la peau du lézard[2], Edmond Baudoin a été jusqu’à sculpter ses personnages pour les faire exister avant le dessin. Cette existence le lecteur n’en est pas avertit, mais la vie qui se dégage des personnages en est accentuée. C’est un peu comme cet espace vierge du visage ou cette ouverture de la tête, un espace vide entre la sculpture et la planche dessinée. Une respiration qui détermine la modalité particulière sur laquelle Baudoin entraine le lecteur dans « une immense respiration, cellules qui dansent, l’envie de se laisser tomber en tournant dans le ciel, le début de tout. »[3]

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Ici, c'est-à-dire au Mexique, à Amatlan, c’est son intimité qu’il dessine, et l’on devine qu’il l’a aussi sculptée avant de la montrer.

Amatlan, Baudoin, L'Association, 83 pages, 18 €. Parution le 18 avril 2009
[1] Edmond Baudoin, Le premier voyage, Futuropolis, 1984
[2] Edmond Baudoin, La peau du lézard, futuropolis 1983
[3] Edmond Baudoin, Un Rubis sur les lèvres, futuropolis 1986
Pour ceux qui voudraient poursuivre l’aventure dans ses ramifications je signale que Neige Sinno a aussi écrit un livre publié aux éditions la Tangeante : La vie des Rats, éditions la Tangeante, 2007)