Dans le cadre de la seconde édition du festival Filmer le travail, dont Mediapart est partenaire, la rédaction a décidé d'attribuer son prix à Vincent Croguennec, pour son film: «L'intérimaire» (voir la vidéo dans l'article).
Le concours
Le concours «Film ton travail!» avait comme objectif de promouvoir, à l'aide des nouveaux médias, des films courts susceptibles de montrer, d'analyser et de mettre en scène le travail par ceux qui le réalisent. Dans cette optique, les films devaient permettre à leur public d'engager une réflexion sur toutes les formes de travail et sur leurs évolutions, de porter un regard personnel, critique et créatif, non inféodé sur sa propre activité professionnelle. Il s'agissait d'une occasion de mettre en perspective sa propre activité quotidienne, de représenter cette cartographie répétée du travail, de rendre sa visibilité à cette catégorie de la vie sociale souvent négligée dans le discours artistique, parce que banale et trop commune, endormie sous les normes.
La rédaction a reçue beaucoup de films intéressants, et la tonalité générale qui s'en dégage est celle d'un certain ennui, voire d'un désespoir latent pour certains d'entre eux. La forme était totalement libre, chaque genre était accepté.
La technique
Pour son film, Vincent Croguennec a choisit une technique d'animation dite «stopmotion» ou «en volume», image par image, qui permet de créer du mouvement à partir d'objets immobiles: les objets sont agencés entre eux, puis on effectue une capture photographique, puis on réagence les objets qui constituent la scène et l'action, avant d'effectuer une nouvelle prise de vue, et ainsi de suite. Au final, l'assemblage des images en une suite diachronique permet de reconsituer un mouvement, un film. Le propre de cette technique est de produire une animation relativement saccadée, engendrant une impression presque entêtante, vertigineuse pour nous spectateurs habitués à percevoir un monde fluide autour de nous.
L’essentiel de l'animation L’intérimaire a été réalisée en papier blanc découpé, et les prises de vues ont été réalisées sur table lumineuse avec un appareil photo numérique. La scène de la route de l’usine, où l'on voit le paysage défiler alors que l'intérimaire est au volant de sa voiture, a quant à elle été réalisée avec un rétroprojecteur qui diffusait sur une feuille de papier de soie des dessins au pastel gras sur du verre. En ce qui concerne la partie audio du film, elle a été montée en partie avec des captures sonores réalisées par Vincent Croguennec dans une usine de réparation de trains en Roumanie, alors qu'il réalisait un documentaire dessiné dans le milieu ouvrier roumain.
Le film
Le film rassemble en une séquence courte le parcours usuel d'un intérimaire, depuis le SMS laconique qui lui annonce un emploi libre jusqu'au retour le soir, l'avâchissement devant la télévision et ses jeux stupides, en passant par les chaînes ordinaires de l'usine, ici une usine de conditionnement de poisson. Assombris par l'absence des couleurs, les personnages comme l'action se montrent avant-tout mécaniques et désincarnés. Leur transparence visuelle marque bien l'absence d'inscription possible qu'ils subissent à l'intérieur de l'usine, le refus de toute empreinte personnelle que leur oppose la logique des lieux, le défaut de sens qui s'ensuit. Face-à-face parfois, le visage des personnages, quand ils en ont un, se transforme en mécanisme simple, circulaire, tournant sur lui-même, comme s'il n'y avait pas de communication possible, comme si les hommes peu à peu se confondaient avec les machines qui les entouraient, comme si le conditionnement des poissons débordait sur leur propre présence.
Un son répétitif accompagne leurs gestes, une métrique du compte à rebours, ou du temps qui passe et se perd, sans prise ni définition. «Début 2009, je m’inscrivais en agence intérim et pénétrais de cette manière dans le monde de l’agro-alimentaire en Bretagne comme ouvrier non-qualifié, répondant à des missions de conditionnement (mise en carton) dans le porc ou le saumon, nous raconte Vincent Croguennec quand on lui demande d'où il a puisé son inspiration. L’intérimaire parle de cette expérience, de l’absurdité de la tâche et de son absence totale d’intérêt -comme une antithèse à l'idée de réalisation de soi ou d'épanouissement- qui m'a collé au corps et au cerveau à chaque instant. Il évoque la pesante routine qui s’instaure très rapidement, le temps qui règle et dérègle les journées (représenté par l’horloge qu’on ose regarder ou pas), et la manière avec laquelle l’usine agit sur la personne bien au-delà de l'espace et du temps de travail concret».
Cette extension de la routine hors des champs concrets du travail se retrouve dans la contemplation passive de l'intérimaire face à la télévision, une fois de retour chez lui, après une journée de travail indistincte. Le visage du présentateur, fidèle au poste, est lui-même saccadé, entrecoupé de parasites sonores; le bruit du dispositif technique ne s'estompe pas, il met en relief la répétition qui poursuit le personnage même hors des lieux du travail. À l'écran, l'argent facile symbolisé par la roue de la fortune signale un contraste un peu malsain avec le labeur sans issue du travail à l'usine. Mais plus que cela, la roue de la fortune permet d'établir une continuité: là encore, il s'agit d'une roue, avec ses crans, ses emboitements, une roue représentée par Vincent Croguennec comme une pièce supplémentaire dans une machinerie répétitive. Autour, des gens applaudissent au bon moment, tout cela n'est qu'un décor, le même rituel réglé.
Il n'y a pas vraiment d'échappatoire, l'argent du hasard obéit lui aussi à un schéma précis, engrenage automatique, et l'indolence se poursuit, sans but et sans fin, provoquant le dégoût de l'intérimaire. «Mon film témoigne du rejet total et sans concession de l’ensemble du système et du fonctionnement de ces usines rationalisées, que j’ai ressenti violemment à chaque instant, et de la servitude qu’on impose aux gens pour un revenu mensuel. Cet asservissement est représentée ironiquement par la télévision, le présentateur télé continuant de relayer au-delà de l'usine, cet espèce de mirage après lequel on se retrouve à marcher aveuglément (1200 euros?). L’animation parle de ce cycle quotidien qu’on choisit de rompre, ou pas». La télé s'éteint, le chemin de l'usine se montre à nouveau. Circularité de l'horloge, circularité du rouage, circularité de la fortune, circularité symétrique du labeur quotidien.
Traduisant la condition de l'intérimaire, ce travailleur dont le statut est de n'avoir précisément pas de statut, évoquant son impossible évolution, son retour infantilisant vers le même point de départ, son absence de perspectives réelles, le cercle infernal qui circonscrit toute force de travail dénuée de soutien stable en dehors d'elle-même, à tout moment jetable et ramplaçable, soumises aux fluctuations rapides d'une économie en temps réel qui chaque jour étend la mise en disponibilité du travail précaire, faisant de la figure de l'intérimaire le chiffre de notre société, le film se termine sur cette belle citation de la philosophe Simone Weil : «Le désir est une orientation, un commencement de mouvement vers quelque chose. Le mouvement est vers un point où on n'est pas. Si le mouvement se boucle sur le même point de départ, on tourne comme un écureuil dans une cage, un condamné dans une cellule».
Comment dès lors construire une vie? S'inscrire dans une biographie développée? Laisser une trace? Telles sont les questions que nous propose Vincent Croguennec.
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Le prix spécial du Jury Mediapart a par ailleurs été attribué au très beau fiilm d'Héléna Fin, I prefer not to, lequel distille, à la faveur de longs plan-séquences resserrés autour du visage d'une femme fatiguée, filmée chez elle le matin avant de partir au boulot, l'angoisse et l'immense lassitude éprouvée face au travail, l'envie de partir, d'arrêter, la pression chronotopique des horaires à laquelle répond chez cette femme une procrastination maladive envers les petites choses du quotidien, prendre un petit déjeuner, une douche, composer une tenue, trouver ses lunettes. Des choses miniscules auxquelles se trouvent pourtant suspendue l'exécution d'une vie. A découvrir ici.