Billet de blog 30 avril 2009

Serge Koulberg (avatar)

Serge Koulberg

Ecrivain amateur

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Infimes plénitudes

La fascination et la peur du vide ont été largement évoquées dans les commentaires aux deux premiers articles de cette édition, celui d’Anne et celui d’Emmanuelle. Il m’a semblé sentir également une forte aspiration à mettre des mots sur l’autre versant de notre sentiment d’exister, celui qui donne du grain à moudre à l’étoile filante de la plénitude.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La fascination et la peur du vide ont été largement évoquées dans les commentaires aux deux premiers articles de cette édition, celui d’Anne et celui d’Emmanuelle. Il m’a semblé sentir également une forte aspiration à mettre des mots sur l’autre versant de notre sentiment d’exister, celui qui donne du grain à moudre à l’étoile filante de la plénitude.

Il est des formes correctes de cette plénitude qui inondent les couvertures des magazines, comme il est des formes de pensées correctes (lire à ce sujet l’article magnifique de Kairos : La marge humaine et l'éléphant).

Il est des formes de plénitude beaucoup plus modestes, beaucoup plus quotidiennes, bien moins marchandisables, mais bien plus vivantes et ce sont celles-ci que j'ai envie d'aborder ici.

Cela pourrait s’appeler : “Comment un promoteur plein aux as tente de vider des gens qui ne sont pleins que de leur joie de vivre”.

Cela pourrait aussi s’appeler “le droit au logement côté derrière le rideau de l’information”.

Voici un court extrait de mon livre (non publié) : Le Tintanar.

Le vieux couple Papados habite depuis des dizaines d’années une petite villa bicolée, accolée à un blockhaus au bord de la mer ou les prix montent, montent…H. S. surnommé par ses confrères promoteurs : le Propr’. Ce dernier a déjà utilisé maints stratagèmes pour décider les Papados à vider les lieux : intimidations diverses, toit qui se met à fuir au-dessus de la poutre principale à la suite d’une réparation effectuée par de faux employés municipaux, faux policiers, propositions alléchantes. Le Propr’ ne fait pas dans la dentelle. Mais les Papados opposent à ce promoteur l’incroyable résistance passive de ceux qui n’ont rien. Le Propr’ en est maintenant à la phase où il met ses menaces à exécution.

…Moins de dix jours plus tard, la mère Papados se rendait à la poste retirer les cent euros, qui représentaient l’ensemble de ses dépenses de la quinzaine. Elle aimait beaucoup cette promenade solitaire le long des calanques. Elle plongeait ses yeux dans la profondeur agitée de l’eau et se remplissait de l’air marin avec un plaisir toujours vibrant, toujours renouvelé. Elle avait une pensée pour chaque vague et cela ne la privait pas d’attention pour ces tranches d’horizon pâle qu’elle devinait entre les îles, dans ces contrastes flous dont ses yeux ne percevaient plus que des tâches. Elle ne regrettait qu’une chose, c’était de ne pas savoir dire tout ce qu’elle y vivait d’intense dans une chatoyante conjugaison du présent avec tous les passés d’elle, toute la richesse de ces petits miracles qu’elle cultivait à pas lents sur ce parcours sinueux des calanques. Ses mots l’emportaient toujours vers de bienheureuses béatitudes dont ses hommes se moquaient gentiment et elle restait un peu triste de cette incommunicabilité, avec cette joie profonde, mais impartageable. Elle aurait aimé savoir écrire rien que pour dire cet instant de plénitude frémissante et de retrouvailles confidentielles avec cette Méditerranée qui l’avait fidèlement accompagnée toute sa vie, cette mer qui rendait toute proche son île d’enfance, cette île verte, proche de celle d’Ulysse, qui l’avait nourrie pour toujours d’immensité et d’espérance, avant que le père Papados ne vienne y jeter ses filets et ne l’emporte dans l’aventure paisible et folle de la vie.

La mère Papados vivait dans un monde où il y avait de la place pour tout le monde. Que les hommes se battent pour une fille lui paraissait inscrit dans la nature intangible des hommes, mais tous les autres combats restaient de l’ordre de ces jeux, d’essence masculine, reliés à cet immense désoeuvrement des hommes, condamnés à s’agiter laborieusement, loin de la vie.

Elle aurait tant voulu que la paix existe, mais une paix pour tout le monde parce qu’elle se sentait faire partie de toute l’humanité et qu’elle subissait comme une blessure tout ce qui malmenait les hommes, fussent-ils noirs ou blancs, croyants ou incroyants. Les continents, elle n’était pas sûre de tous les connaître et n’en avait cure. Elle ne savait pas faire la différence entre les morts importants et ceux qui ne l’étaient pas. L’acharnement des hommes à se battre pour des poussières d’illusion se résumait pour elle à ce mot qui finissait par contracter toute sa pensée : des bêtises !

Pourquoi les mots s’acharnaient-ils à trahir ou à déserter des pensées aussi claires, elle n’arrivait pas à le comprendre. Elle eut été très surprise si quelqu’un lui avait dit que c’était dans leur nature de trahir et que seules des errances dont personne au monde n’avait la formule superposaient parfois avec chance la pensée sur les mots.

La mère Papados avançait lentement le long des calanques, les voitures la frôlaient, elle n’en retenait que le vent et le nuage de mauvaises odeurs qui se dissipait vite en ces lieux de brise continuelle, elle ne s’effrayait guère : elle avait l’habitude et ces courants d’air factices qui rythmaient en elle une horloge de plaisirs infimes où les frontières du rêve et de la réalité s’étaient depuis très longtemps estompés. Elle n’avait peur de rien, la mère Papados, parce que la vie c’était la vie et que ce n’était pas son affaire de changer l’ordonnancement du monde.

Elle était si peu attentive à tout ce qui n’était pas la mer qu’elle ne remarqua pas la motocyclette. Deux motards, noirs du casque aux chaussures, l’avaient prise en filature. Ils l’avaient suivie depuis la poste où elle avait retiré ses cents euros, jusqu’à la boulangerie où elle avait acheté une fougasse. Cette fougasse que son mari et elle aimaient beurrer et déguster lentement avec un café au lait. Ce café au lait qui était toujours trop chaud pour lui et pas assez pour elle et dont tous les conseilleurs du monde leur disaient, depuis des décennies, que c’était un breuvage affreux pour la santé.

La fougasse, c’était le seul écart aux dépenses mesurées du couple et le café au lait, c’était chaud et c’était bon.

Le retrait à la caisse d’épargne de la poste, c’était un peu le jour de paie. Il fallait que ça se marque d’une de ces petites fêtes intimes que les Papados avaient su aménager toute leur vie dans une complicité qui les faisait encore rire aujourd’hui.

Sur le chemin du retour, la mère Papados résista, comme elle l’avait toujours fait, à la tentation d’amorcer la fougasse. Elle se nourrissait de son odeur, de la tiédeur craquante qu’elle sentait dans sa main, elle mâchait lentement le bonheur d’attendre un moment de bonheur.

Les voitures étaient nombreuses sur la route, la mère Papados savait que cet afflux ne correspondait qu’au passage habituel des mères allant chercher leurs enfants à l’école. Elle savait qu’il n’y en aurait pas plus que le nombre des élèves. Une fois de plus, elle pensa aux bêtises de ces voitures inutiles : les petits auraient aussi bien aimé marcher et découvrir la mer à l’allure de leurs pieds, découvrir la mer de leurs propres yeux. Le désoeuvrement, se disait-elle, commençait à gagner la vie des femmes aussi “sans cela elle n’auraient pas tout ce temps à brouetter leurs enfants dans leurs quatre-quatre … et leurs enfants auraient l’occasion ainsi de découvrir la vie “autrement qu’à la télévision.”

Une fois de plus elle se dit qu’elle avait de la chance d’avoir des enfants et des petits enfants qui aimaient encore se replonger de temps en temps dans la vie familiale. Une fois de plus elle se dit qu’ils n’avaient pas été trop mauvais, le père Papados et elle.

C’est à environ deux cent mètres de sa maison qu’elle entendit une motocyclette ralentir derrière elle. Une main gantée lui arracha son sac en plastique de Casifourchan, puis le bolide reprit de la vitesse et disparut à la vue, puis à l’oreille, dans les courts virages qui se succédaient.

La mère Papados n’essaya pas de crier et encore moins de noter le numéro de la moto : elle savait qu’elle ne le retiendrait pas jusqu’à son retour. Elle eut une pensée méchante, une seule, durant laquelle elle aurait pu écraser ses agresseurs sous une pluie de coups si elle avait été en situation de le faire, les tuer même, tant l’indignation était aigue, puis elle repoussa avec lassitude “ces bêtises”.

“Heureusement que je n’ai pas mis la fougasse dans le sac” se dit-elle. L’argent retiré, lui non plus, n’était pas dans le sac : elle avait pris l’habitude, sur le conseil de son mari, de le glisser discrètement dans son soutien-gorge. Il n’y avait même pas ses papiers : elle n’en prenait jamais que la photocopie, parce que les papiers, en cas de vol, c’était encore ce qui amenait le plus d’embêtements.

La mère Papados regarda avec commisération ses mains “qui tremblaient toutes seules”, puis elle se dit qu’elle aurait encore plus de plaisir que d’habitude à manger sa fougasse.

Le père Papados allait d’abord se fâcher avec de méchants mots, puis il allait beaucoup rire. Il aimait beaucoup rire, le père Papados et sa femme, aimait plus que tout le regarder rire “comme un enfant.” Pour cette fois, elle ne lui reprocherait pas ses mots tranchants et excessifs. C’étaient bien des vauriens ceux qui volaient le sac des vieilles dames, elle n’allait pas leur chercher des excuses. La grosse vague de colère qui allait déferler dans la bouche de son mari, elle n’allait ni la freiner ni l’alimenter. Elle repensa au mot « vider » que les enfants utilisaient pour désigner les menaces de Salvatore et que le père Papados lui-même prononçait lorsque sa colère passait sur son sommet.

Pour la première fois elle se dit que ce n’était pas le mot “vider” qui était grossier comme elle l’avait pensé jusque-là, pas le mot, mais la chose. La chose, car il n’y avait aucun doute dans sa tête sur le lien entre le Propr’ et les motards.

Le vol du sac de Casifourchan, qui ne contenait que des photocopies de papiers d’identité fit beaucoup rire, en effet, le père Papados, après la longue vague de colère bien légitime qui ne fit pas trembler le blockhaus. La fougasse beurrée de ce jour-là eut un goût aventureux et inoubliable.

Les enfants, cependant, avertis de cette agression et mesurant l’ensemble des entreprises qui convergeaient vers le délogement de leurs parents, décidèrent de porter plainte.

Le père n’était pas d’accord, il pensait que la police attirait plus d’ennuis qu’elle ne réglait de problèmes. Il observait la démarche de ses enfants avec beaucoup de méfiance.

Mais il se sentait incapable de les rassurer au sujet de leur mère. Comment leur dire qu’il lui faisait confiance pour se sortir des pires situations ? Comment leur communiquer qu’il sentait bien au fond de lui-même qu’elle ne risquait rien, que ces gangsters n’en voulaient qu’à leur villa et pas à leur vie. Comment leur dire qu’ils n’avaient jamais été malades, ni l’un ni l’autre et que ce n’est pas à leur âge qu’ils allaient attraper la maladie de la peur ?

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