En guise de parfaite conclusion à ce week-end/portrait consacré par Musica à Peter Eötvös, le duo formé par les pianistes Jean-Sébastien Dureau et Vincent Planès nous invite en compagnie du compositeur hongrois à un voyage à travers l'univers...
Qui n'a jamais rêvé d'une petite excursion dans l'immensité de l'espace ? En 1961, lorsque Gagarine fait son petit tour hors de l'atmosphère, le jeune Peter Eötvös (il a alors 17 ans) a la tête dans les étoiles. Enthousiasmé par l'aventure, il compose Kosmos, pour deux pianos. C'est cette partition — dans sa version de 1999, remettre un ouvrage sur le métier, même à trente-huit ans d'interalle, est loin d'être inhabituel pour Eötvös — qui ouvre le concert sidéral proposé par Jean-Sébastien Dureau et Vincent Planès. Avec ses contrastes extrêmes de registres, l'entêtement martelé de ses ostinatos et la clarté de ses couleurs, le piano d'Eötvös se situe au croisement des héritages de Debussy et de Bartók. De Bartók, qui est sans nulle doute sa langue maternelle, il reprend également les idées de stéréophonie et de spatialisation du son, éclairant ainsi le cosmos d'un magnifique feu d'artifice de lumières, dont Jean-Sébastien Dureau et Vincent Planès nous livrent une lecture précise, intense et pleine d'à-propos. Par instants, on croit fugitivement entendre quatre, six ou huit pianos au lieu de deux, tant les jeux d'échos résonnent de l'un à l'autre.
Le duo s'attaque ensuite à un monument de la musique — aussi sidéral que Kosmos à sa manière, tant il vole haut au-dessus de nos têtes - : la Grande Fugue de Beethoven. Dans sa version pour piano quatre mains - une version pour le moins controversée par ailleurs, et beaucoup moins jouée que la version original pour quatuor à cordes. Peut-être cette préférence s'explique-t-elle par le défi technique que la Grande Fugue exige de la part des deux musiciens. L'équilibre des différents plans sonores, l'identité distinctive des différents registres, nécessaire pour rendre lisible les lignes entremêlées du contrepoint, sont excessivement difficile à retrouver sur un grand piano de concert. Rappelons en effet que Beethoven travaillait - et, subséquemment, composait - pour son pianoforte viennois du début du XIXème siècle. À l'époque, les facteurs de piano ne privilégiaient pas comme aujourd'hui l'homogénéité sonore de l'instrument, d'un bout à l'autre de son ambitus, mais préféraient justement entretenir les contrastes, avec des aigus plus limpides et chantants, des graves plus discrets et veloutés. Ces différences de timbre étaient alors constitutives de l'image sonore de l'instrument, et les compositeurs les exploitaient avec talent, Beethoven le premier.
Réduits à jouer cette Grande Fugue sur leur grand Steinway de concert, Jean-Sébastien Dureau et Vincent Planès éprouvent quelques difficultés à en tirer la substantifique moelle. Brouillon parfois, le contrepoint est souvent hésitant, voire hasardeux ou précipité. Ils gagnent cependant en aisance, et parviennent peu à peu, malgré quelques lacunes techniques, à un jeu de quatre mains quasi orchestral et à une beauté du discours, qui témoigne de la finesse de leur réflexion et de leur sensibilité musicale.
Ce concert de la conquête spatiale se conclut par une œuvre bien trop rare, d'un compositeur plus rare encore (dans tous les sens du terme) : Celestial Mechanics de George Crumb, pour piano quatre mains amplifié. Quatrième volet de sa série Makrokosmos, on retrouve dans cette singulière mécanique céleste la figure tutélaire - beaucoup moins présente toutefois que chez Eötvös - de Bartók et de ses Microcosmos, sa formidable somme pédagogique pour le piano. Crumb donne à ces quatre mouvements imagés, qui ne ressemblent à nulle autre musique, le sous-titre de Danses cosmiques - et c'est en effet l'effet qu'ils donnent, celui d'un ballet étrange et lent, parsemé d'éclats et de résonances profondes. Le jeu des pianistes participe à ce spectacle de ballet énigmatique : la partition exigeant de « préparer » le piano (poser des objets sur les cordes, pincer ou frotter la corde elle-même, frapper la caisse, des techniques rendues célèbres notamment par John Cage) pour en tirer des sons inouïs ou inhabituels, les deux hommes semblent se pencher sur la grosse caisse noire béante comme une équipe de chirurgiens sur un patient. Se succèdent tour à tour sur la piste et dans le ciel la lumineuse et agitée Alpha Centauri, l'évanescente et diaphane Beta Cygni - qui glisse tel un cygne sur un miroir d'eau calme reflétant la nue étoilée -, la mystérieuse Gamma Draconis - valse dégénérée au pouvoir hypnotisant, comme une machine rouillée qui s'emballe -, pour conclure sur Delta Orionis - introspective et obstinée, on croirait un pulsar.
Jean-Sébastien Dureau et Vincent Planès nous emmènent ainsi dans une toute autre dimension spatio-temporelle. Ils nous éloignent toujours plus de notre point de départ et nous enfoncent toujours plus avant dans le néant.
Strasbourg, Salle de la Bourse, le 26 septembre 2010