Bien que s'affichant comme un lieu de création musicale (l'un des rares à Toulouse), le collectif éOle, et son festival maison Novelum, cultivent avec appétit la pluridisciplinarité. Avant l'Aire du Dire, pièce lyrique de Pierre Jodlowski destinée à la scène du Capitole en début d'année prochaine, éOle propose Le royaume d'en bas, œuvre scénique, vidéo et musicale, réunissant le compositeur Pierre Jodlowski (déjà), le vidéaste David Coste, et le scénographe metteur en scène Christophe Bergon, en coproduction avec le Grame de Lyon et le laboratoire d'interprètes Ayin.
D'emblée, le public est plongé dans l'inhabituel. Le dispositif scénique superpose deux espaces apparemment imperméables : au dessus, un écran, en dessous, une « caverne ». C'est la vidéo qui nous happe tout d'abord, sur une intro musicale trépidante, écartelée par un solo déchiré de violon électrique aux accents hendrixiens (fabuleux Jérémie Siot).
Après une course trépidante sur une autoroute urbaine - qui se solde sur un coup de frein fantastique dans une atmosphère hautement lynchienne -, nous nous enfonçons dans une forêt sans qualité - sinon celle d'être automnale - pour une plongée vertigineuse et anté-chronologique retraçant tous les autodafés de l'histoire. La comédienne Manuela Agnesini, d'une voix presque froide d'être si imperturbable, énumère toutes les dates, passées, présentes et futures, où des livres ont brulé et où, comme dirait Heinrich Heine dans une citation mise en exergue par Jodlowski dans sa note d'intention, on a fini « par brûler des hommes ». Suivront, dans ce même mouvement rétrograde, des énumérations en référence au Purgatoire de Dante, au Mythe de la Caverne de Platon, au druidique Chant des Séries et jusqu'au Kojiki, équivalent japonais de notre Genèse.
La musique de Jodlowski emprunte le chemin exactement inverse. Comme le phénix, elle semble renaitre de ses cendres, se bâtir sur ses ruines. D'une trame sonore granuleuse, voire poussiéreuse ou cendreuse, elle accède à chaque étape à un nouveau degré d'organisation, s'élaborant ainsi peu à peu, strate par strate, à partir de quelques bribes plus ou moins improvisées par les trois magnifiques musiciens (Isabelle Duthoit, clarinette, Jean Geoffroy, percussions, et Jérémie Siot déjà cité). Jusqu'à prendre une nouvelle dimension et devenir - au terme d'un voyage qui nous replonge au cœur de la cité contemporaine, fière, grandiloquente, commerciale et si prompte à l'oubli - une musique répétitive qui, à force de crescendos et d'enrichissements graduels prend des allures de transe autoréflexive - et presque narcissique.
Fable allégorique de notre enlisement progressif dans l'obscurantisme, le Royaume d'en bas interroge notre besoin de connaissance - et son équivalent en négatif, le rejet de tout bagage - ainsi que cette vaste zone grise entre les deux, dans laquelle semble stagner une partie de nos contemporains. Si cette remise en question du rapport que nous entretenons, en tant qu'entité sociétale, au savoir et à la connaissance, ne se fait pas sans un brin de démonstration, un peu trop d'insistance dans le message, l'esthétisme du spectacle suffit toutefois à nous le faire oublier - et nous fait accéder à un autre degré de temporalité. Réunissant anamnèse et déréliction, le Royaume d'en bas est en effet un projet scénique audacieux. Placés dans la « caverne » sous l'écran, la comédienne et les trois musiciens sont à la fois acteurs et témoins. Coquilles désincarnées, ils offrent par leur attitude un contrepoint aussi bien au travail symbolique du vidéaste qu'à la trame musicale âpre et énergique de Jodlowski. Sans parler de la très habile mise en lumière, signée, elle aussi, Christophe Bergon, qui tisse sans y paraître un réseau de relation et de renvois entre les textes, les musiques, la vidéo - et le public, happé, voire interpellé par le discours.
Théâtre National de Toulouse, le 24 novembre 2010