Fallait bien que ça arrive : après les livres électroniques et leurs liseuses, ce n’était qu’une question de mois pour que les musiciens se mettent à la partition électronique, lue sur tablette. Bien sûr, ce n’est pas une idée qui viendrait à n’importe quels musiciens : ils seraient plus que d’autres préoccupés de modernité et de contemporanéité. En l’occurrence, il s’agit du Quatuor Tana, jeune formation franco-belgo-nipponne formée en 2004, qui mêle dans ses programmes chefs-d’œuvre d’hier et d’aujourd’hui, avec un respect, une rigueur, un enthousiasme et une véhémence égaux.
Un quatuor à la page...
À première vue, c’est un quatuor normal : deux violons, un alto, un violoncelle, disposé en arc de cercle. Mais, en guise de partition, ils ont chacun devant eux un iPad. Oui, un iPad, sur lequel ils font défiler la partition grâce à une petite pédale : plus besoin de tourneur de page ou de s’encombrer de montagnes de partitions. « On a définitivement adopté l’iPad pour tous les répertoires, confie Antoine Maisonhaute, le premier violon. Pour le contemporain, c’est évidemment plus pratique que les grandes partitions. Certaines sont très encombrantes. Celles du Quatuor In vivo de Raphaël Cendo, que nous allons jouer ce soir, atteint des dimensions tout à fait disproportionnées ! Et puis ça nous donne également la possibilité, pendant l’exécution, d’agrandir un passage difficile. Bref, de faire notre propre mise en page. » Quant au classique et au romantique, la tablette permet aux quatre amis de disposer pour chaque œuvre de diverses éditions — et donc de différentes versions (il n’était pas rare, même au XVIIIème et au XIXème, qu’un compositeur retravaille une œuvre, voire propose deux versions différentes à deux éditeurs différents, selon le pays de publication et le public auquel chacune est destinée), de fac simile et accompagnés de leurs appareils critiques —, mais aussi de prendre des notes et tester plus efficacement les idées d’interprétations sans encombrer la page d’innombrables coups de crayon.
Habitué à défendre la musique d’aujourd’hui, le Quatuor Tana (Antoine Maisonhaute, Chikako Hosoda (violons), Maxime Désert (alto) et Jeanne Mainsonhaute (violoncelle)) n’est pas étranger de la technologie. Nombreuses sont les œuvres où les compositeurs exigent d’eux de s’abstraire des gestes et des sons que leurs instruments ne sont pas destinés à produire — avec ou sans le secours de l’outil informatique et électroacoustique.
Ce concert parisien en offre trois très beaux exemples (sans électroacoustique) : le second quatuor d’Ondřej Adámek et deux partitions de deux tenants de la saturation, Crescent Scratches de Yann Robin et In Vivo de Raphaël Cendo. Inspirée de l’univers du hard rock et du métal — où la « saturation » sonore est principalement due à une saturation du signal d’une guitare électrique, ou plus généralement du signal d’un amplificateur et des enceintes acoustiques associées —, la saturation dans le domaine de la musique contemporaine répond à un besoin de radicalité et de transgression. Fascination de la saturation du son comme de la saturation de sons, cette esthétique musicale née il y a cinq ou six ans donne à la matière sonore une rugosité essentielle. Elle va chercher ce qui, dans le son, est tabou, ce qu’on s’efforce habituellement de gommer et qui devient pure énergie, quand on la laisse s’exprimer.
Hard rock, scratch et quatuor
Ouvrant le concert sur les chapeaux de roue, Crescent Scratches passe à la moulinette de la saturation l’univers et le son singulier du quatuor — ce son emblématique de la tradition musicale européenne. Convoquant, par son titre, les scratches des DJ sur les platines vinyles, ce second quatuor à cordes de Yann Robin reprend les « gestes » quartettistes typiques déclinés avant lui par tous les compositeurs, mais en saturé, et en jouant constamment sur des glissendi. Comme passés au vitriol. Si l’énergie dégagée est extrême, et si les sons écrasés dominent, sans aucune hauteur déterminée ou presque, la facture de ce quatuor apparaît néanmoins, paradoxalement, quasi classique : comme une forme de parodie du genre. L’« esprit » du quatuor, en tant que genre presque tricentenaire, est intact. Il est même scruté, avec une rigueur et une détermination rares, jusque dans les moindres détails de son matériau sonore, mais en préservant l’homogénéité de l’ensemble, de même que l’harmonie des gestes de quatre musiciens.
De Prague à Séville
Même sentiment d’harmonie des gestes dans Lo que no’contamo’, second quatuor du tchèque Ondřej Adámek. Mais une harmonie tout à fait différente de celle que suppose ce fameux esprit du quatuor. Adámek y explore en effet les divers moyens d’évoquer… le flamenco. On joue donc du violon comme d’une guitare, avec un plectre, on fait bondir le bois des archets sur les cordes (jusqu’à faire sauter le chevalet ! — une mésaventure qui a surpris Antoine Maisonhaute en plein milieu de l’exécution de l’œuvre), on tape du pied par terre, on imite au violoncelle la cantilène lyrique et fière des Sévillanes … La partition d’Adamek est fort bien léchée (et superbement défendue), brillante et intelligente — la manière dont il fait circuler une même mélodie d’un instrument à l’autre est proprement confondante —, mais c’est justement là que le bâts blesse : cette musique manque d’un brin de folie, d’un brin de prise de risque. Tout y est joli, agréable. Presque confortable.
Saturation de folie
Tout le contraire de celle de Raphaël Cendo. Chez lui, rien n’est confortable et tout est fou. Complètement fou. Animal et brut, son charme à lui n’est pas l’intelligence brillante d’Adámek. Ce n’est pas non plus le procédé poussé jusqu’à son extrême de Robin (même s’il est lui aussi obsédé de saturation). Ici, c’est le sentiment de l’irréfléchi qui domine : l’ardent, le raz-de-marée, le tellurique, le primaire. Agité, d’une nervosité communicative, le premier mouvement d’In Vivo ne prépare nullement au deuxième : invitant à une perception temporelle élastique et hallucinée, ce mouvement — que nous sommes bien obligés de qualifier de « mouvement lent » — vit dans la nuance pianissimo, la plus douce possible. D’une délicatesse exquise, c’est, à lui seul, un chef-d’œuvre. Tout comme le troisième, qui reprend (en l’exagérant, naturellement) l’idée classico-romantique d’un Final en rondo tourbillonnant et endiablé.
Jubilatoire !
> Temple Saint-Marcel, le 4 février 2012