« Pas-de-Calais, pas de culture ! » Cette plaisanterie est, encore aujourd'hui, en vogue dans ce département, que l'on associe en effet plus volontiers aux affaires criminelles sordides, au chômage record et aux scores, également records, de l'extrême droite, qu'à la richesse de sa vie culturelle.
« Pas-de-Calais, pas de culture ! » Ce bon mot, mêlant réalisme, snobisme et cynisme, avait même cours jusque ces dernières années parmi les élus. On y recourait pour décourager d'emblée les initiatives, et décliner rapidement, par dessus la jambe, toute demande de subvention pour la culture, sous le prétexte d'autres exigences financières plus urgentes. Sauf qu'il ne fait de doute pour personne que ce désert culturel participe pleinement, à la fois cause et effet, des problèmes sociaux qui gangrènent le département.
« Pas-de-Calais, pas de culture ! » donc pas de musique, non plus. Et, a fortiori, pas de musique classique. Le département cache pourtant, dans

l'intimité de ses églises, un trésor patrimonial et musical unique : ses orgues. Avec plus de 150 instruments recensés, dont 26 classés au titre des Monuments Historiques, le Pas-de-Calais est l'un des plus riches département français de ce point de vue - 150 instruments souvent d'excellente qualité, qui restaient, il y a encore une dizaine d'années, en complète déréliction, et dont la diversité des factures témoigne des influences et migrations multiples qui traversent la région depuis des siècles. C'est ce constat auquel les organisateurs du jeune festival Contrepoint 62 (il en est à sa 5ème édition) entendent remédier : redonner à la région sa vitalité culturelle, et faire vivre ce formidable patrimoine organique délaissé jusqu'ici - avec à la clef restaurations, ouvertures de postes d'organistes titulaires, et même commandes de nouveaux instruments (comme, il y a deux ans, pour l'église du Touquet). L'initiative a eu un tel succès que le conseil général a décrété cette année 2010 « Année de toutes les musiques » ! On y a même entendu fin septembre le grand Gustav Leonhardt.
Nous sommes donc en cette après midi pluvieuse du 3 octobre dans le petit village de Nielles-lès-Ardres, en compagnie de l'organiste Gilles Harlé et de trois gambistes : Marianne Muller, Liam Fenelly et Martin Bauer. Construit en 1696 pour la cathédrale de Saint Omer, l'orgue de cette église sobre, basse et toute en longueur - que l'on pourrait de loin confondre avec une grange n'était son petit clocher et son cimetière à la pelouse verte et soigneusement entretenue qui l'entoure -, est typique de la facture flamande du XVIIème siècle : on le remarque à son buffet, mais on l'entend aussi, à son timbre - nasal, aux aigus acides et aux couleurs prononcées héritées de la renaissance flamande. Peu puissant, il est toutefois remarquable de clarté et d'équilibre. Et son accord, qui relève du tempérament mésotonique, lui confère une saveur toute particulière.
(désolé pour la qualité de cette vidéo, c'est la seule que j'ai pu trouver)
On n'aura toutefois assez peu l'occasion de l'entendre au cours du concert, organisé autour de la musique anglaise pour consort de violes. Dans les Fantasias à trois nos. 18, 19 et 22 d'Orlando Gibbons (1583-1625), l'orgue se contente de soutenir la ligne de basse, déjà tenue par la basse de viole de Martin Bauer. La conformation des lieux - l'organiste, perché à la tribune, ne peut voir les trois gambistes, et doit se fier uniquement à son oreille - laisse planer sur ces Fantasias une atmosphère d'hésitation, voire de circonspection, qui rallonge démesurément les lignes du contrepoint. L'équilibre sonore de l'ensemble est également tâtonnant - et le dessus de viole de Liam Fenelly sonne dans un premier temps avec une stridence inopportune.
Bien heureusement - après une superbe Fantasia and Ground, du même Gibbons, où Gilles Harlé peut enfin débrider la générosité sonore de son instrument si singulier - l'équilibre sonore est retrouvé dans la Suite en do mineur de Mathieu Locke (1621-1677), alors que les trois violes sont enfin laissées seules. À la suite des Fantasias, cette petite Suite montre comment les musiciens anglais se sont appropriés le genre de la suite de danses à la française, ce genre qu'a ramené Charles II dans ses bagages lors de sa restauration, à l'issue de l'ère Cromwell. Les Courante, Sarabande et Gigg ysont d'ailleurs ponctuées de plaisantes « Fantaizies » - fantaizies dont on raffolait dans cette Angleterre du XVIIème. La Suite est indéniablement imagée - la danse y laisse le pas au caractère, tour à tour expressif, rumeur sonore, langoureux et grâcieux. Le tout rendu avec une rondeur et une légèreté aérienne par nos trois gambistes.
Viennent ensuite deux pièces pour orgue seul de John Bull et William Byrd, respectivement In nomine - prière solennel qui s'affranchit avec une grande simplicité d'un bourdon discret - et Fancy - pièce majestueuse et grave, qui laisse une large place aux ruptures de carrure et aux frottements harmoniques induites par l'entremêlement des lignes du contrepoint - puis un In nomine à 4 (les « 4 » en question étant les trois violes et une main de l'orgue), deWilliam Byrd également - qui tient davantage à une invention à quatre voix.
Le concert se conclut sur quelques superbes pièces du grand Henry Purcell, le cadet des compositeurs représentés ce dimanche, qui synthétise avec la maestria qu'on lui connaît toutes les pistes ouvertes par ses prédécesseurs. Ses trois Fantasia (dans l'ordre les nos. 3, 1 et 2), sont particulièrement sublime : la première (no. 3) sur le ton de l'intimisme, sans aucune platitude, la seconde (no. 1) plus ensoleillée, ouverte et généreuse, et la dernière (no. 2) introspective, sans souffrance, ponctuée par un final ternaire endiablé. L'orgue vient alors mettre son point final avec un Voluntary en sol majeur, « volontaire » de Purcell qui, malgré son nom, se révèle doux, presque velouté, et contemplatif. Une fin de concert pour le moins déconcertante.
église de Nielles-lès-Ardres, le 3 octobre 2010
©Photos de Sébastien Mahieuxe