
Il est des concerts qui sont le lieu de véritables révélations. Certains révèlent le talent d'un musicien, ou l'alchimie unique et inexplicable de plusieurs âmes d'artistes conjuguées, d'autres, par l'articulation des œuvres au sein du programme, mettent en lumière des jeux de correspondances et d'inspiration, ou éclairent une période, un univers singulier.
Celui de ce soir du 5 août 2011 à l'Abbaye Saint-Michel du Cuxa ne relève pas de ces révélations-là — elle est à la fois plus concentrée dans le temps, puisqu'elle ne concerne qu'une seule des cinq œuvres au programme, et bien plus intense —, mais bien plutôt de la (re)découverte d'une œuvre, qui apparaît soudain comme neuve, dans ses habits d'évidence. Cette œuvre, c'est Tristia de Liszt. Si du maître hongrois on connaît universellement — et on joue presque exclusivement — l'œuvre pour piano (et, un peu, sa production symphonique), l'année 2011 et la célébration du bicentenaire de sa naissance a été l'occasion, dans presque tous les festivals et saison de musique de l'année, de découvrir ou redécouvrir son corpus pour orgue, de Lieder, ou de musique de chambre.
Dont Tristia qui, avec une œuvre de jeunesse (1825) et une transcription de sa Rhapsodie hongroise no. 9, intitulée Le carnaval de Pesth, est l'un des rares Trio avec piano du compositeur. Liszt avait l'habitude de remettre l'ouvrage sur le métier de nombreuses fois et Tristia est le résultat d'un tel retravail constant : c'est en réalité la transcription de la Vallée d'Obermann. Pièce maîtresse du premier volet, consacrée à la Suisse, des Années de Pèlerinage, c'est l'une des premières et, sans doute, l'une des plus brillantes démonstrations de la vision démiurgique du clavier qu'avait Liszt — qui transcende la transcendance instrumentale au moyen du discours poétique. « Ma mission à moi, écrira-t-il, sera d'avoir le premier mis avec quelque éclat la poésie dans la musique de piano. »
En épigramme à La Vallée d'Obermann, on trouve les trois citations suivantes :
« Indicible sensibilité, charme et tourment de nos vaines années ; vaste conscience d'une nature partout accablante et partout impénétrable, passion universelle, sagesse avancée, voluptueux abandon ; tout ce qu'un cœur mortel peut contenir de besoins et d'ennuis profonds, j'ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J'ai fait un pas sinistre vers l'âge d'affaiblissement ; j'ai dévoré dix années de ma vie. »
Lettre 4, Obermann, Étienne Pivert deSénancour
« Que veux-je ? que suis-je ? que demander à la nature ? [...] Toute cause est invisible, toute fin trompeuse ; toute forme change, toute durée s'épuise : [...] Je sens, j'existe pour me consumer en désirs indomptables, pour m'abreuver de la séduction d'un monde fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur. »
Lettre 63, Obermann, Étienne Pivert deSénancour
« Could I embody and unbosom now / That which is most within me,-could I wreak / My thoughts upon expression, and thus throw / Soul-heart-mind-passions-feelings-strong or weak- / All that I would have sought, and all I seek, / Bear, know, feel-and yet breathe-into one word, / And that one word were Lightning, I would speak; / But as it is, I live and die unheard, / With a most voiceless thought, sheathing it as a sword. »
Childe Harold, Lord Byron
Esquissée dans l'Album d'un voyageur en 1835-36, lors son séjour helvétique en compagnie de Marie d'Agoult puis réécrite pour publication finale entre 1848 et 1854, cette musique hautement programmatique annonce les poèmes symphoniques à venir. Méditation métaphysique, la partition fait du pianiste le héros de Sénancour (écrivain préromantique français, 1770-1846), et de son instrument le lieu de l'expérience de la Nature, de ses forces incomparables et impénétrables.
Transposée au trio avec piano, Tristia est bien souvent une œuvre ardue, dont le lyrisme exsangue exacerbe à la fois l'aridité du sentiment et la structure excessivement fragmentaire. Travaillée à la va-vite et présentée uniquement à l'occasion du bicentenaire lisztien, l'œuvre apparaît ainsi la plupart du temps ennuyeuse et vaine — et c'est ainsi que l'auteur de ces lignes l'attend au commencement de ce concert, qui se tient, dans le cadre du Festival de Prades, dans l'Abbaye Saint-Michel de Cuxa.
Et, pourtant, l'interprétation que nous en livrera Mihaela Martin (violon), Frans Helmerson (violoncelle) et Yves Henry (piano) nous ouvrira les yeux. L'introduction est pleine et grave, presque sévère. Sans épanchement excessif, le violon tranquillement s'aventure dans la phrase de chant, sensible et réservé. Pour laisser ainsi tout loisir au drame de monter en puissance. Et ces premières mesures ont ainsi l'allure d'une marche solennelle.
Les timbres des cordes s'épanouissent ensuite dans la plénitude lumineuse des voutes de l'abbaye, sans hâte. Et ce tempo mesuré, cette retenue, cette circonspection face à l'introspection musicale tourmentée du discours donnent leurs justes mesures aux interrogations essentielles que pose le compositeur.
Le récit atteint ensuite au sublime grâce aux nuances incroyables - et notamment, au cours de la section médiane éthérée, la mélodie lumineuse du violon dans l'aigu, sur la pédale harmonique du piano.
Avec un grand sens musical, allié à une intelligence exemplaire de la narration, les trois musiciens ne perdent jamais de vue ni la gravité, ni la retenue, ni (naturellement) le nombrilisme et le virtuose, qui reste toujours exceptionnellement sobre et inostensible — et le ton n'en est que plus juste, l'expression plus éloquente. Et la timide lumière d'espoir qui se fait jour vers la fin n'en est que plus émouvante.
Et cette unique interprétation - qui vient après des dizaines d'autres qui n'ont fait que nourrir l'indifférence — change du tout au tout l'opinion que l'on porte sur l'œuvre. Qui devient à présent un chef d'œuvre.
> Abbaye Saint-Michel de Cuxa, Festival de Prades le 6 août 2011
Portrait de Franz Liszt par Franz Hanfstaengl