
Après Musique à l'Empéri, manifestation emblématique des festivals de musiciens, nous vous emmenons à Prades, qui connut le premier du genre : le fameux Festival Pablo Casals de Prades.
La naissance de ce festival — parmi les plus vieux qui soient — est étroitement liée à l'histoire de l'Europe de la première moitié du XXème siècle — et à la personnalité des artistes d'alors, dont le rayonnement dépassait parfois grandement le cercle strictement musical et artistique. Pablo Casals était un gigantesque violoncelliste — parmi les plus grands de son époque (c'est là une expression que l'on emploie aujourd'hui à tort et à travers, mais, dans ce cas précis, l'histoire nous donne amplement raison). Né en 1876, son talent n'est pas aussi vite reconnu que d'autres (il n'est pas un enfant prodige). Il se forme d'abord à Barcelone et Madrid, puis, désireux de se confronter au reste de l'Europe, connaît quelques revers de fortune - tout à fait indépendant de son art — à Bruxelles et Paris. Devenu professeur à l'Ecole de musique de Barcelone et membre du prestigieux orchestre du théâtre du Liceu (l'opéra barcelonais), il se lance très vite dans l'aventure de la musique de chambre, d'abord en quatuor (au sein du Quatuor Crickboom) puis en trio avec piano, avec le pianiste Alfred Cortot et le violoniste Jacques Thibaut. Ce sera l'un des plus grands trios de l'histoire de la musique de chambre. Leurs enregistrements du répertoire sont, aujourd'hui encore, uniment considérés comme des références.
Le nom de Pablo Casals est également étroitement lié à celui de Bach : découvrant les Suites pour violoncelle seul du Cantor de Leipzig dès l'âge de 14 ans, il n'aura de cesse de les faire redécouvrir et reconnaître comme l'immense monument qu'elles sont.
Mais Pau Casals, comme on dit en catalan, n'était pas seulement un artiste, c'est un homme engagé, profondément pétri d'humanisme. Lorsqu'éclate la guerre civile espagnole, il a près de 60 ans, et prend ouvertement partie pour la république. Lorsque Franco l'emporte, il suit bien d'autres amoureux de la liberté comme lui, artistes ou non, dans l'exil. Il le trouvera finalement dans ce petit village de Prades, sis dans la merveilleuse vallée du Conflent en Catalogne française (dans les Pyrénées orientales), au pied du Canigou, à quelques dizaines de kilomètres de son pays d'origine qu'il n'oubliera jamais, même s'il n'aura pas la chance de le voir libéré du joug de Franco.
Son exil correspond aussi à un silence volontaire : en signe de protestation, Casals refuse de se produire en public. En 1950 toutefois, pour le bicentenaire de la mort de Bach, il accepte la proposition de ses (nombreux) amis musiciens (à commencer par le violoniste Alexander Schneider, qui sera suivi par Clara Haskil, Mieczysław Horszowski, Isaac Stern, Marcel Tabuteau, Joseph Szigeti, Rudolf Serkin, Paul Tortelier, etc.) de venir jouer chez lui à Prades : ainsi nait le Festival de Prades, haut-lieu de la musique de chambre. En 1954, l'événement trouve en outre un écrin à sa mesure dans l'Abbaye Saint-Michel de Cuxa, sublime monastère bénédictin à quelques kilomètres du village.
Encore aujourd'hui s'y retrouvent les plus grands solistes et chambristes — en plus des plus grands pédagogues car une Académie de musique, destinée aux jeunes aspirants musiciens, s'y tient en même temps que le festival. Le rendez-vous relève autant du festival que du rituel et l'on y peut entendre des artistes qui ne se produisent que très rarement, voire presque jamais, sur les scènes françaises.
L'occasion fait le quatuor

Ainsi du Quatuor Michelangelo, qui fait chaque été à Prades une cure de jouvence en même temps que de villégiature. Constitué en 2004 par Mihaela Martin et Stephan Picard (violons), Nobuko Imai (alto) et Frans Helmerson (violoncelle), l'ensemble se distingue par l'extrême finesse et précision quasi dentelée de ses lectures, ainsi que par des choix interprétatifs très marqués et une intensité expressive remarquable, qui passe par une réserve extrême et une sobriété rare du lyrisme. Dans la soirée du 4 août, on les entend dans le Quintette pour piano et cordes en mi bémol majeur op. 44 de Robert Schumann avec Philippe Bianconi au piano — et s'ils s'y révèlent parfois un brin empruntés, voire apprêtés, c'est sans doute plus le fait du pianiste qui traîne parfois au détour d'une phrase ou d'une variation d'agogique et manque de spontanéité, installé bien confortablement dans quelques vieilles habitudes d'interprétations.
Les membres du Quatuor Michelangelo, au contraire, font partie de ceux qui voudraient dépoussiérer la musique en lui rendant à chaque instant son éclat originel et en le « recréant » à chaque nouvelle exécution. Leur son est parfait, le chant de la première violon Mihaela Martin se posant, aérien et ensoleillé, comme une fleur légère sur le tapis des trois autres. La perfection de leur jeu s'épanouira plus encore, deux jours plus tard, dans le Quartettstatz n° 12 en ut mineur, D. 703 : des trémolos angoissés du saisissant premier thème à la virtuosité détendue et pleine de grâce du second thème, ce n'est qu'intimisme du son, beauté des contrastes dynamiques et sobriété du chant.
Si l'on parle de solistes rares en France, l'Octuor en mi bémol majeur op. 20 pour cordes de Felix Mendelssohn qui suit le Quintette de Schumann lors du concert du 4 août, est l'occasion d'en entendre une tripotée : Christian Altenburger, Véronique Bogaerts et Stephan Picard (violons), Paul Coletti et Nobuko Imaï (altos), Arto Noras et Jérôme Pernoo, à la bonne humeur communicative (violoncelles). Et bien sur l'ahurissant Hagaï Shaham qui tient avec une virtuosité tout feu tout flamme la partie exceptionnellement solaire du premier violon.
> Abbaye Saint-Martin du Canigou, les 4 et 6 août 2011