Est-un travers, ou un détournement,du principe républicain d'égalité des chances ? Une révolte bien française envers une certaine forme d'autorité ? Ou un symptôme des rapports ambivalents que la société française dans son ensemble entretient avec lamusique classique ? Un peu des trois sans doute.
Il n'en demeure pas moins que, pendant longtemps et jusque très récemment, le système de formation musicale français a dédaigné l'orchestre et les pratiques d'ensemble, promettant à tous un bel avenir d'excellence et de soliste. Hors, si l'on considère d'un œil pragmatique la musique classique, on constate sans peine que tous les musiciens ne peuvent être solistes — ils n'en ont ni le bagage technique, ni le charisme nécessaires —, et que l'on a bien plus besoin de musiciens du rang. Mais quand un système de formation musicale dans son entier suggère, en termes à peine voilés, un classement hiérarchique des diverses carrières musicales qui s'offre à un jeune musicien — être soliste est prestigieux, être membre d'un orchestre est dégradant, entend-on en substance —, il ne faut pas s'étonner du faible niveau relatif de nos orchestres, qui ne sont pas toujours en mesure de tenir tête à bien des orchestres allemands, anglais, ou américains pourtant demoindre importance, et dont le niveau instrumental individuel est souvent bien moindre.
C'est cette lacune dans l'enseignement français de la musique qui a motivé la création, il y a 28 ans, de l'Orchestre Français des Jeunes. L'idée était simplissime, et se développait alors partout en Europe (le célèbre Gustav Mahler Jugendorchester de Claudio Abbado a été créé en 1986) : donner aux jeunes qui se destinent à une vie de musique une expérience véritable et positive du travail d'orchestre. Depuis, sous l'impulsion de chefs comme Emmanuel Krivine, Sylvain Cambreling, MarekJanowski, Jésus Lopez Cobos ou Jean-Claude Casadesus, l'OFJ s'est établi comme l'un des meilleurs orchestres de jeunes, redonnant au passage un certain prestige à l'enseignement d'orchestre hexagonal.
Agés entre 16 et 20 ans, élèves des grands conservatoires français et européens (grâce à un programme d'échange), les quelques cent jeunes musiciens sont donc sélectionnés pour devenir membre de l'OFJ pendant un an — l'idée étant de créer une véritable dynamique d'ensemble, et de leur faire découvrir sur le tas les rouages de cette machine complexe qu'est l'orchestre, aussi bien musicalement que dans son fonctionnement au quotidien, en termes de répertoire ou de logistique.
La formation se déroule en deux temps. D'abord, une session de travail d'été, au mois d'août, durant laquelle les jeunes sont pris en main par des professeurs sortis des rangs des plus grandes phalanges nationales (National de France, orchestres de Paris, Bordeaux, Lyon) et des plus prestigieux conservatoires. C'est là qu'ils commencent à travailler le « répertoire » de l'orchestre. Ils ne travaillent en effet pas qu'une seule œuvre, ou qu'un unique programme, dans lequel ils se produiraient toute l'année, mais mettent en place une demi-douzaine d'œuvres (l'équivalent de trois ou quatre programmes de concert), se constituant ainsi un répertoire dans lequel ils pourront puiser pour chaque concert de leur saison, à l'instar d'un orchestre professionnel. Cet été, ce répertoire comprend entre autres la magnifiqueSymphonieno. 9 de Gustav Mahler, L'oiseau de feu de Stravinsky, la Rapsodie Espagnole de Ravel, Furioso du peu connu Rolf Libermann, et le Concerto pour piano no. 2 de Bartók, dans lequel ils accompagneront Roger Muraro.
À l'issue de cette première session, une série de concerts vient couronner leurs efforts, dont le premier, le 25 août dernier, ouvrait également la saison du Grand Théâtre de Provence d'Aix-en-Provence, où l'OFJ est en résidence depuis maintenant trois ans.
Puis vient la session d'hiver, durant laquelle le programme est encore approfondi et élargi — avec cette année le Concerto pour violoncelle de Dvorak, avec Henri Demarquette en soliste — suivi à son tour d'une série de concerts (le 16 décembre à 20 h, Salle Pleyel à Paris, et le 18 décembre à 20h30, au Grand Théâtre de Provence).
Si la réorientation récente des politiques des conservatoires vers la promotion des pratiques d'ensemble rend moins urgent et moins crucial le besoin qui a présidé à sa création en 1982, la démarche de l'OFJ, elle, n'a rien perdu de sa pertinence. La qualité de la formation va croissante, et sa mission de professionnalisation est chaque année largement remplie — elle peut même être prise en compte comme stage de mise en situation professionnelle en licence, dans le cadre de la réforme de l'enseignement supérieur. Et la réussite est au rendez-vous, chiffres à l'appui. Ainsi, 97% des musiciens passés dans les rangs de l'OFJ ont jugé utile ou très utile cet épisode de leur formation pour leur vie professionnelle, 50% considèrent même que leur insertion dans la vie active en a été facilitée. 53% sont d'ailleurs membre d'un orchestre — dont un tiers de permanents, ce qui, au vu du marché du travail dans le monde du classique, n'est pas une petite réalisation. Quant à la vocation de ces jeunes pour la musique, elle est indéniable, puisque seulement 4% des anciens élèves ont abandonné la musique.
Leur enthousiasme n'a d'égal que leur talent. Pour preuve ce concert d'ouverture du 25 août. Au programme, la Symphonie no. 9 de Gustav Mahler — une partition que même les orchestres les plus aguerris ne maîtrisent pas toujours, en raison de sa longueur et de son exigence — dans laquelle nos jeunes ne déméritent pas, loin de là, et donnent même un exemple d'engagement qui devrait inspirer leurs aînés. Disciple du grand chef et compositeur hongrois Peter Eötvös, chef de l'Orchestre national de Bordeaux Aquitaine, Kwamé Ryan à leur tête montre lui aussi combien il est digne de son mentor.
Le premier mouvement est ce soir le plus hésitant. Et c'est là qu'on voit le relatif manque d'expérience de ces jeunes musiciens : les entrées ne sont pas toujours très nettes, les timbres pas toujours très propres, et la tension musicale de ce très long — 25 à 30 minutes — n'est ni facile à trouver, ni facile à maintenir. Très vite, toutefois, la baguette ronde, charismatique et généreuse de Kwamé Ryan sait les galvaniser pour les emmener à sa suite dans un lyrisme sensuel excessivement contrasté.
Une fois la machine embrayée, les mouvements suivants n'ont rien à envier aux meilleurs orchestres. Les solos — de cor anglais, de basson, de clarinette ou d'alto — forcent l'admirationpar leur équilibre et leur grâce, leur justesse et leur expressivité. Le premier cor, Lionel Spéciale (élève du CNSM de Paris), est particulièrement époustouflant de maturité ; sa projection est virile, ses solos d'une souplesse admirable. L'orchestre dans son ensemble est homogène et équilibré.
Kwamé Ryan, quant à lui, donne à la partition un véritable souffle romanesque. Son second mouvement — Im tempo eines gemächlichen Ländelers (dansle tempo d'un ländler tranquille) — est d'une lourdeur provinciale feinte ,souriante et boiteuse à souhait. Sans du tout chercher à masquer l'aspect patchwork de l'écriture de Mahler, il en soigne chaque lambeau et leur donne à chacun une saveur propre. En complet accord avec ses musiciens, il n'a aucune mal à redonner au troisième mouvement son titre — Rondo-Burleske —, n'hésitant pas à forcer le trait, tout en gardant le sourire.
Kwamé Ryan sera plus impressionnant encore dans le bouleversant Adagio final, qu'il construira avec une maestria digne des plus grands au moyen de tempos et de nuances d'une finesse et d'une emphase mesurées.