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Billet de blog 15 septembre 2010

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Schoenberg : Retour à Montreux

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On les croyait fâchés, voilà Schoenberg et Stravinsky réunis, dans la petite ville de Montreux qui les a tous deux accueilli à un moment de leur vie, pour la soirée de clôture du Septembre Musical. Il est vrai que ce n'est pas ce soir le Schoenberg de la « nouvelle musique », c'est le Schoenberg du post-romantisme consommé, à la fois grandiose et déjà décadent, celui de cet OMDI (Objet Musical Difficilement Identifiable) que sont les Gurrelieder. Et ce n'est pas non plus réellement Stravinsky, mais le splendide auditorium dominant le lac Léman qui lui a été dédié à Montreux.

Composée entre 1900 et 1913 d'après les « Chants de Gurre » du danois Jens Peter Jacobsen (qui a lui aussi séjourné sur les rives du Léman), cette œuvre protéiforme tient à la fois de l'opéra - mais elle n'est pas conçue pour être mise en scène -, de l'oratorio - mais un oratorio aux frontières du sacré et du profane -, du Lied orchestral et du symphonique - avec un effectif pléthorique, qui nécessite de réunir deux formations symphoniques dans leur intégralité, ainsi qu'un chœur mixte assorti d'un chœur d'homme. Elle réunit en l'occurence ce soir deux des formations les plus prestigieuses de Suisse : l'Orchestre de la Tonhalle de Zurich, venu exprès de Suisse Alémanique, et l'Orchestre de la Suisse Romande.

Orchestre de la Suisse Romande / Orchestre de la Tonhalle de Zürich - Extrait 2 from Septembre Musical on Vimeo.

La longue gestation des Gurrelieder, si elle ne leur enlève rien de leur cohérence stylistique ou narrative, nous permet de suivre le cheminement esthétique de Schoenberg durant ces années fastes qui débouchera plus tard sur la naissance d'un nouveau langage, le fameuse musique sérielle. Cette évolution s'entend dans le traitement mélodique et dans l'orchestration mais surtout dans l'admirable traitement de la voix, où le narratif prend peu à peu le pas sur le lyrique, laissant affleurer le fameux Sprechgesang que développeront plus tard Schoenberg et ses disciples de la Seconde Ecole de Vienne. Le solo du Récitant, qui vient donner une forme d'épilogue à l'œuvre, en est la démonstration éloquente - même si, ce soir, la performance de Wolfgang Schöne (baryton-basse), bien que fort satisfaisante, manque occasionnellement de netteté et de tranchant. (Une version de ce passage fabuleux est disponible ici.)

Mais, ce soir, le caractère exceptionnel du concert, le statut singulier de l'œuvre au sein de l'histoire de la musique, le retour à Montreux de Schoenberg et de Jacobsen, la réunion rare, sinon inédite, de deux orchestres venus de deux régions linguistiques différentes de Suisse, et même la direction habile de David Zinman - qui sait restituer l'essence de la partition, sans pour autant nous en rendre toutes les saveurs, notamment dans les dynamiques et les couleurs orchestrales - seront éclipsés par l'apparition pourtant fort brève d'une chanteuse sublime : la mezzo-soprano Petra Lang.

Venue interprétée la Voix de Waldtaube (la colombe de la vallée) qui annonce la mort de Tove (incarnée par la soprano Christine Brewer), la jeune amante du roi Waldemar (le ténor Stephen Gould), Petra Lang leur vole à tous la vedette. Il est ainsi de ces artistes qui ont ce je-ne-sais-quoi de plus que les autres, qui reste et qui marque longtemps après la rencontre. Dès la première note, Petra Lang envoute son public, sublime le jeu des musiciens qui l'accompagnent, magnétisent l'atmosphère et créé ainsi une bulle hors du temps de plaisir sensuel et palpable. Elle prête à cette colombe porteuse du message tragique une voix chaude et charnue, à la naïveté empreinte de tristesse et de lumière. Son chant est bouleversant, merveilleux, émouvant - chaque adjectif donnant quelque indice quant au sentiment ressenti, sans le recouvrir tout à fait. Bref, c'est le genre d'instant dont un mélomane se souviendra longtemps, avec toujours ce serrement de gorge et ces étoiles dans les yeux.

Orchestre de la Suisse Romande / Orchestre de la Tonhalle de Zürich - Extrait 1 from Septembre Musical on Vimeo.

(Désolé pour la brièveté de l'échantillon, on pourra trouver ci-dessous un enregistrement intégral du chant de la colombe, hélas non par Petra Lang, mais par la grande Jessye Norman, accompagnée dans une version de chambre par l'Ensemble Intercontemporain sous la baguette de Pierre Boulez, ainsi qu'une autre version, orchestrale, sous la direction de Seiji Ozawa, avec également une suggestion de mise en scène.)

Auditorium Stravinsky, Septembre Musical de Montreux, le 12 septembre 2010

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