La problématique est évidemment celle du patrimoine — et de sa nécessaire pérennisation. L’ensemble 2e2m s'est donc trouvé, comme la plupart des ensembles qui ont fait leur spécialité des musiques d'aujourd'hui, face à la nécessité de ne pas se consacrer exclusivement aux créations, premières mondiales ou françaises, mais aussi et surtout à la constitution d'un répertoire propre. Le problème de la musique, en effet, en même temps que sa richesse, est que c'est un art vivant — et donc, à ce titre, non stockable dans les collections d'un musée —, dont l'économie, en outre, destine chaque production à un nombre très limité de performances (à l'inverse du théâtre, par exemple, qui pourra donner plusieurs mois durant la même pièce dans la même mise en scène, avec les mêmes comédiens, ou de la danse, également plus souple dans ses moyens de représentation). En musique, et surtout en musique contemporaine, le budget limité, les recettes rares, et la lourdeur des moyens mis en œuvre (instrumentarium, électronique, sessions de répétition, etc.), font de chaque concert une exception.
De même que tout orchestre symphonique doit avoir « sous les doigts » toutes les Symphonies de Beethoven, par exemple, pour pouvoir ensuite, sur ces incontournables, s'adapter avec souplesse à la lecture personnelle d'un chef invité, de même les ensembles de musique contemporaine doivent maîtriser parfaitement certaines pièces maîtresses de leur répertoire. Quand il fallait des semaines de répétitions pour monter Le Marteau sans maître de Pierre Boulez, la plupart des ensembles aujourd'hui n'ont plus aujourd'hui besoin que de quelques « services » (comme on dit dans le métier), tant ces musiques sont devenues naturelles aux musiciens. Il doit en aller de même pour les pièces plus récentes et de celles des nouveaux venus.
Pour les musiciens, avoir ainsi ces œuvres à leur disposition leur permet de s'approprier et parfaire les techniques toujours plus singulières exigées par les compositeurs (qu'elles soient instrumentales ou électroniques), et ainsi devenir de meilleurs porte-paroles de ces musiques. Pour les compositeurs, cela permet à leur musique d'être jouée plus d'une fois et de rencontrer ainsi un public plus large que celui de la seule création. Quant au public, il bénéficie ainsi d'un accès direct à l'histoire de la musique telle qu'elle se joue et peut ainsi se confronter à l'évolution des esthétiques, à ses ruptures et continuités : ce n'est qu'en étant en mesure d'appréhender le long cheminement esthétique qui a mené à une œuvre en particulier qu'on peut apprécier cette œuvre dans toute sa richesse et sa complexité (pour bien comprendre Beethoven, connaître Mozart, de 14 ans son aîné, aide grandement, et, pour bien comprendre Schoenberg, il est bon d'avoir Mahler et/ou Wagner dans l'oreille).
Créé voilà presque 30 ans par le compositeur et chef d'orchestre Paul Méfano, l'ensemble 2e2m (Études et Expressions des Modes Musicaux) a quant à lui choisit, pour remplir cette mission patrimoniale, de mettre en avant chaque saison depuis quelques années un compositeur — et son courant esthétique associé —, approfondissant ainsi chaque fois l'univers musical en question et les diverses techniques et lignes de tension qui y sont à l'œuvre. Cette immersion complète, douze mois durant, leur permet non seulement de nouer une relation privilégiée avec ce compositeur, mais surtout de développer suffisamment d'aisance pour pouvoir défendre sa musique, quelle que soit ses développements éventuels à venir. Bref, d'y nager comme poisson dans l'eau.
Après Franck Bedrossian, Enno Poppe, Dmitri Kourliandski, pour ne citer qu'eux — trois compositeurs cultivant des esthétiques extrêmement singulières —, c'est le tour de Ramon Lazkano d'être à l'honneur pour cette année 2011.
Jeudi 13 janvier dernier, lors du concert inaugural de sa résidence à l'ensemble, on a pu découvrir la musique de ce compositeur basque, né en 1968, au travers de trois pièces de sa série Egan. Tirant leur nom (« Egan ») du verbe basque qui signifie « voler », es trois partitions sont comme un flux fuyant de figures légères et irisées comme des bulles de savon, qui, à défaut d'un ordonnancement organisationnel pré-établi, cherchent à former par leurs enchaînements et superpositions une forme, ou un contrepoint. Comptant beaucoup sur l'aspect vaporeux et suspendu de son tissu musical, Ramon Lazkano laisse les divers événements musicaux jetés sur la page trouver eux-mêmes leur équilibre et leur sens — à la manière des divers éléments naturels d'un paysage, que personne ne force mais qui, par la force des choses et la lente érosion/élaboration de l'environnement, donnent naissance à la beauté par leur simple présence et coexistence.
Les objets ainsi lancés — comme un coup de dé qui, on le sait, jamais n'abolira le hasard — sont de nature diverses — soufflées, percutées, souvent élusives et éphémère avec parfois, au violon solo, quelques rappels d'un jeu plus classique et virtuose —, et leur poésie est indéniable. On ne peut toutefois pas se défaire d'un certain sentiment d'artifice et de vanité de l'exercice — un exercice d'écriture à contrainte que cette contrainte n'aurait pas réussi à libérer.
Mais, et c'est là encore un des grands atouts de la démarche de 2e2m, ce que l'on a entendu ce soir n'est qu'un aspect de l'œuvre de Lazkano, et on pourra, lors des prochains concerts de l'ensemble, en découvrir bien d'autres : ses séries Errobi (le 10 février à l'institut Cervantès de Paris), Hatsik (le 10 mars au CRR de Paris), ainsi qu'une création mondiale, Dinatz (le 19 mai au CRR de Paris).
Au programme de ce concert figuraient également une œuvre du jeune compositeur tchèque Ondrej Adamek, que son titre, Sinuous Voices,décrit fort bien - les sons, même percussifs, n'ont aucune hauteur déterminée, vagues d'hésitations perpétuelles - ainsi que la création de la nouvelle version d'Action Painting, de Raphaël Cendo (actuellement à la Villa Medicis à Rome). L'univers de Cendo est aux antipodes de celui de Lazkano : tenant de la « saturation », Cendo déploie une énergie violente, un groove débordant, et compose par aplats sonores massifs — le titre, en ce sens, fait directement référence à Jackson Pollock — et conclut sur une véritable leçon : un coup de pistolet qui signifie bien, par l'extrême du geste, qu'on trouve toujours plus violent que soi !
À écouter :
Dans les Lundis de la contemporaine du 10 janvier, sur France musique, portrait de Ramon Lazkano par Jean-Pierre Derrien : http://sites.radiofrance.fr/francemusique/em/lundi-contemporaine/archives.php?e_id=80000067
À voir :
Site de 2e2m, pour plus d'informations : http://www.ensemble2e2m.com/
> Conservatoire de Paris, rue de Madrid, le 13 janvier 2011