
Né en Pologne en 1919, Mieczyslaw Weinberg fuit en 1939 l'avancée des troupes nazies et se réfugie en URSS. Là, il est accueilli, et soutenu, par Dimitri Chostakovitch qui apprécie grandement sa musique. Comme son ami et bien d'autres, Weinberg sera la cible des accusations de formalisme du grand tenant du réalisme soviétique, Andréï Jdanov, et même arrêté pour sionisme lors des grandes purges de la fin de l'ère stalinienne. Compositeur méconnu, Weinberg est, comme beaucoup d'artistes soviétiques, mort dans la misère et l'indifférence. Quinze ans après sa disparition, on retrouve aujourd'hui sa musique, notamment grâce à cet opéra tardif, Le Portrait (1980) d'après Gogol, coproduite par l'Opera North de Leeds et l'Opéra national de Lorraine.
Publié en 1835 dans le recueil Arabesques, en compagnie de La Perspective Nevski et du Journal d'un fou, la nouvelle de Gogol, Le Portrait, tient autant du Chef-d'œuvre inconnu de Balzac que du conte moral faustien : il s'agit ici de transcendant et d'idéal artistique, du pouvoir subversif de l'art, et de la compromission de l'artiste au service de l'argent roi, panorama des turpitudes et bassesses dont le genre humain est capable pour le succès : « L'homme doué de talent se doit plus qu'un autre d'avoir l'âme pure », dit en substance la morale de cette histoire, dont la transposition sur la scène lyrique fait ici, dans cette mise en scène de David Pountney, un peu l'impasse sur la finesse.
La partition ne manque pourtant pas de qualité, loin de là. Weinberg fait preuve d'une maîtrise impeccable et d'un métier consommé de l'écriture orchestrale. En témoignent les atmosphères à mi chemin entre l'absurde et le fantastique qu'affectionne tant Gogol et qui se retrouvent ici rendues de manière saisissante. Les textures orchestrales sont absolument superbes, mais traduisent également les limites du compositeur : à l'écoute en effet, les cordes sont étonnamment chostakovitchiennes, les bois tour à tour prokofieviens et stravinskiens, la rythmique frénétique digne de Khatchatourian et la ferveur harmonique assez bartokienne. Bref, bien que doué d'un indéniable talent pour la narration musicale (Weinberg a du reste été très actif au cinéma : il a notamment composé la musique du célèbre Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov, palme d'or à Cannes en 1958), Weinberg, on le voit, ne nous montre pas ici une personnalité musicale très affirmée. Il va de l'un à l'autre, toujours inspiré, certes, mais se livrant chaque fois à un exercice de style, et l'on ne peut s'empêcher de penser que, pour une partition composée en 1980, ce Portrait est étonnamment peu original, sinon en retard sur son temps. Les lignes mélodiques elles-mêmes, bien que d'une grande pureté et d'une égale beauté, ne jouent que d'harmonie, s'égarant rarement vers le conflit. Cette beauté de l'écriture vocale est encore renforcée par la langue russe - l'Opéra national de Lorraine a décidé de donner l'ouvrage en version originale, contrairement à l'opéra de Leeds - et par un plateau d'une qualité extraordinaire : d'Eric Nelson Werner (le peintre Tchartkov) jusqu'à Diana Axentii (Liza), en passant par Dimitris Paksoglou, Randall Jakobsch, Avi Klemberg, Philippe Talbot, Jean-Vincent Blot et Svetlana Sandler, avec deux mentions spéciales qui vont au baryton Evgeny Liberman (dans le rôle de Nikita du peintre Tchartkov, le serviteur, à mi chemin entre Leporello et Rigoletto) et à la soprano Yuree Jang. Placés, ainsi que l'Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy, qui de mois en mois gagne en qualité, sous la direction charismatique, souple et sensible de Gabriel Chmura, ils défendent avec ferveur cette partition dynamique et colorée.
La véritable personnalité de Weinberg n'affleure que par instants, mais ces instants sont absolument magiques. Comme ces deux petites scènes magnifiques, au début du premier acte et au cours du troisième, qui voient dialoguer, sans aucun accompagnement d'orchestre, Nikita, spectateur impuissant de la damnation de son maître, et un flutiste aveugle, personnage hautement symbolique incarné par Gaspar Hoyos. D'une nudité saisissante, ces deux scènes sont des bijoux de poésie et laisseront le plus beau souvenir de cette mise en scène. On aurait bien envie de mentionner également ces féroces numéros de satire musicale de la société russe du XIXème siècle, lorsque tous les notables viennent se faire tirer le portrait par Tchartkov. Chacun d'eux, gonflé d'importance, donne ses instructions quant à la manière dont il veut être représenté, et la musique de Weinberg ne manque pas, là, d'une certaine acidité tout à fait bienvenue. Mais ces numéros sont gâchées par la mise en scène, qui les traite comme du vulgaire burlesque (les personnages sont sur des échasses, et les costumes dont ils sont accoutrés, au demeurant très amusants, n'ont que peu à voir avec la langue de Gogol et l'esprit de l'ouvrage).

La mise en scène dont David Pountney affuble le drame de Gogol est en effet bien trop grotesque pour être convaincante. Simpliste, grossière, insistant avec un entêtement un peu bêta sur les symbolismes les plus plats du livret et de la partition, composant sa mise en scène comme un mauvais tableau de De Staël (le décor de la première partie est d'ailleurs couvert des gros aplats de couleurs sales accumulés), cette mise en scène force en effet, comme au chausse-pied, une lecture pseudo autobiographique de l'ouvrage. Se rappelant que Weinberg a été victime des persécutions du régime stalinien (arrêté en 1953 comme sioniste, il n'aura la vie sauve que grâce à la mort du Petit Père des Peuples et à l'intercession de Chostakovitch), Pountney fait de ce Portrait, et du pacte de Tchartkov, une réflexion rudimentaire sur le culte de la personnalité de Staline : Le Portrait devient un portrait unique en même temps que des millions de portraits identiques. Si cette réflexion peut avoir quelque pertinence au second acte (on renonce à la beauté et à la vérité pour mettre ses pinceaux au service des puissances de l'argent), elle n'est en revanche d'aucune aide au troisième. La folie de Tchartkov, et sa mort consécutive, sont donc traitées sans inspiration : on se contente d'un décor devenu blanc, qui s'assombrit pendant la dernière demie heure tandis qu'une caméra film, en direct et en gros plan, le visage halluciné du peintre délirant. Si cette description ne vous fait ni chaud ni froid, c'est normal : il en va de même pour le visuel, qui nous fait nous désintéresser tout à fait de la conclusion tragique du drame.

> Opéra National de Lorraine, le 12 avril 2011
Crédit Photo : Opéra national de Lorraine