
Il y a neuf mois, nous vous parlions ici même d'une expérience unique menée par la Fondation Royaumont : faire se rencontrer diverses traditions orales, issues chacune de milieux fort différents — d'une part la tradition berbère (amazigh) et la tradition arabe marocaine, et d'autre part ces traditions de la modernité celle du slam, qui claque à Marrakech comme dans les cités françaises. L'idée première était de créer la rencontre entre cette diversité de paroles, chacune accompagnée de son instrumentarium singulier (rebab, ghembri, percussions marocaines, etc.), et de les fondre dans un moule commun nouveau, qui ne relèverait d'aucune spécifiquement. En y ajoutant, en guise de liant, un quintette de jazz (trompette et un sax, et piano, contrebasse, batterie pour la rythmique). Sans oublier un danseur chorégraphe traversé par toutes ces transes.

Né à l'initiative du Programme Musiques Orales Improvisées de la Fondation Royaumont, déjà à l'origine de projets comme Du Griot au slameur, Du Slam à l'Atlas se voulait un dépassement du cadre — par ailleurs extrêmement flou — de la fusion. En s'affranchissant de chaque langage propre, l'ambition était de faire naître un univers musical nouveau, une méta-sémantique unificatrice, autant sonore que rythmique et langagière. Les premiers contours de ce nouvel univers ont été dessinés lors d'une première résidence, au Maroc, il y a plus d'un an. La rencontre fut parfois douloureuse, tissée d'incompréhensions mutuelles : la pensée du rythme, tout comme la pensée mélodique ou formelle est singulière à chaque culture, et le passage de l'une à l'autre, la transposition d'une carrure ou d'une harmonie, exigent une gymnastique à laquelle ni les uns ni les autres ne sont réellement habitués. L'absence d'écriture formelle dans le cadre des musiques traditionnelles d'une part, et la précision de ces rythmes d'autre part font en outree de la transmission de l'idée musicale un obstacle monumental. Puis, lors d'une seconde résidence à la Fondation Royaumont, une forme de symbiose a commencé à se faire jour. Le matériau musical est né des échanges entre les différents individus en présence — moins qu'une « fusion » entre des traditions musicales distantes, on assiste là à une collaboration artistique à part entière, avec recherche d'un terrain commun. Un thème amazigh, donnée par la grande chanteuse berbère de l'Atlas Raissa Fatima Tabaamrant, peut ainsi être repris et développé par le reste de l'ensemble. Un rythme de parole, en arabe, berbère ou français, fait naître chez tous un flot rythmique et musical. Chacun trouve sa place dans une vaste forme, coordonnée par le pianiste Andy Emler.
Les difficultés rencontrées sont là encore assez nombreuses, la principale d'entre elle étant celle des musiciens marocains à se projeter dans une forme plus vaste qu'un seul morceau — quand bien même la transe de ce morceau puisse se développer pendant de longues minutes — : une forme qui aurait, comme un symphonie ou une pièce de théâtre, un début, un milieu (avec son climax) et une fin, et couvrirait l'intégralité de la durée d'un spectacle cohérent.
Cette symbiose a atteint son apogée lors de la première série de concerts, dans le cadre de la Saison Musicale de la Fondation Royaumont en octobre 2010.
Neuf mois ont passé et la fine équipe se réunit donc à nouveau. À Tanger au Maroc. Du Slam à l'Atlas, qui pour l'instant n'a rencontré qu'un public français (ou du moins vivant en France, puisque de nombreuses activités ont été organisées pour que les artistes en présence croisent un public autre que celui, singulier, de la Fondation Royaumont, et notamment un public, issu ou non de l'immigration, des banlieues de Seine-Saint-Denis, par exemple), doit aujourd'hui se confronter à l'autre pendant de ses origines — rendre à César ce qui lui appartient, en quelque sorte — : le public marocain. Avant d'aller présenter le travail au public du Festival d'Aix-en-Provence — public très différent, là encore, des deux premiers — le tout enregistré par Arte Live Web).
L'enjeu est de taille : il s'agit non seulement de mesurer combien le public marocain est en mesure de se projeter et de se reconnaître dans le nouvel univers, mais aussi et surtout de reprendre un travail laissé en friche depuis plusieurs mois. Entretemps, en effet, le groupe ne s'est jamais réuni au complet.
L'exercice n'a rien d'une évidence : Du Slam à l'Atlas, dans sa conception même, est un ompcni (objet musical, chorégraphique et poétique non identifié). Il nécessite, de la part de tous les musiciens, de quelque tradition qu'ils soient, de sortir de leurs habitudes et automatismes pour se fondre dans l'état d'esprit commun. Sans répétition entretemps, comment auront résisté la finesse d'écoute et les réflexes de jeu d'ensemble ?
La réponse, hélas, est cruelle : mal. Et on ne peut s'empêcher d'y voir à l'œuvre les véritables différences culturelles qui subsiste entre les artistes, quand bien même ils feraient tout pour s'entendre. On pourrait même être tenté de dire, les vrais « différends » culturels. Ceux-ci sont ailleurs que dans la langue, ailleurs que dans la musique, ailleurs que dans la parole, qu'elle soit rythmique ou non. Ils sont dans le vécu d'un tel projet sur la durée. La temporalité n'est en effet ici pas celle, centenaire, voire millénaire, d'une tradition séculaire à pérenniser. Elle n'est pas celle d'un récit, légende ou mythe. Elle n'est pas non plus celle d'une rencontre ou d'une performance. La temporalité dans laquelle s'inscrit cette soirée est celle de la genèse, de la vie et de la mort d'un projet plus ou moins écrit, qui allie toutes les traditions en présence, et ne peut dont relever de l'une ou de l'autre exclusivement — c'est une temporalité de l'exception, de l'anomalie a priori non viable, ou à tout le moins stérile, dans le sens biologique du terme : elle n'aura pas de descendance. Des frères et sœurs, sans doute, des héritiers, pourquoi pas, mais de suite, non. C'est un faisceau de lumières colorées qui, ajoutées les unes aux autres, peuvent donner un éclat éblouissant, un arc-en-ciel chamarré. Mais, si ces lumières ne sont pas dirigées avec la science et l'exactitude nécessaire, elles ne produiront que quelques éclats de couleurs aux mélanges douteux.
Dès avant la représentation, les différences de vécu se font jour : les musiciens marocains ne sont pas au rendez-vous pour répéter — les prétextes sont divers, plus ou moins légitimes, et relevant pour certains d'une volonté louable de respecter une tradition immémoriale. Chez les jazzmen, qui forment le noyau musicale de l'ensemble depuis le début, cette différence d'investissement commence toutefois à agacer : c'était la seule répétition prévue pour que chacun retrouve ses marques. Ils espèrent qu'ils pourront quand même se revoir lors de la balance - le concert se déroule en plein air, dans l'une des cours du Palais Moulay Hafid, aujourd'hui transformé en centre culture italien : la sonorisation est nécessaire pour rendre audibles tous les instruments, rebab ou piano, sax ou ghembri.
Hélas, rebelote lors de la balance : les musiciens marocains font la sieste et arrivent avec deux heures et demie de retard. La tension est palpable. Pourtant, pourrait-on rétorquer à ces musiciens français soucieux de l'efficacité d'un emploi du temps serré, peut-on réellement leur en vouloir, étant ici chez eux, de vivre cette journée « à la marocaine », en dehors de toute temporalité trop stricte et, disons le mot, occidentale ? Certes : mais cette réflexion est tout aussi valable dans l'autre sens. Surtout avec aussi peu de temps de préparation.
Entre les deux, on trouve Dgiz, slameur français de son état, qui semble, malléable, se faire à tout : l'élasticité de son vécu, son attitude détachée mais non moins professionnelle, sont confondantes. Il se fond dans la temporalité des uns ou des autres, prend ce qui vient.
Enfin, après quelques peurs et une petite aventure autour d'un rebab (instrument à cordes frottées, ancêtre de la famille du violon, dont la forme est spécifique à chaque région géographique), les musiciens sont prêts pour cette représentation qui commencera avec une bonne heure de retard. Parmi les organisateurs du festival des Nuits de la Méditerranée (hôtes d'un soir Du Slam à l'Atlas), l'incertitude subsiste sur le remplissage de la petite cour : nous sommes le 1er juillet 2011, et les marocains sont aujourd'hui appelés aux urnes pour se prononcer sur une réforme constitutionnelle Aux yeux des occidentaux, tout ça semble n'être que poudre aux yeux - saupoudrage démocratique qui camoufle un renforcement du régime. Les marocains, eux, s'en désintéressent ou éludent la conversation. Au passage, on remarque que, dans le paquet des propositions faites par le roi Mohammed VI (dont un portrait trône sur la scène) pour prévenir une éventuelle contagion du Printemps arabe, on trouve une refonte de la politique culturelle. La reconnaissance de la culture Amazigh y figure en bonne place — ouverture ou camouflet ?
Le spectacle s'ouvre sur trois courtes pièces improvisées, mêlant musique et chorégraphie, que l'on doit à quelques enfants du théâtre Darna, une des structures de l'association Darna : enlevé, entraînant, entre rythmes traditionnels et sons urbains, ça commence sur les chapeaux de roue. Bientôt Dgiz et Khalid Moukhtar, les deux slameurs de Du Slam à l'Atlas, se joignent à eux, réalisant une transition parfaite vers le cœur du sujet.
C'est le pianiste et directeur artistique Andy Emler qui donne le coup d'envoi. D'emblée, on constate que les cinq jazzmen sont encore très à l'aise. Rien d'étonnant à cela, le jazz est aujourd'hui bien souvent pratiqué comme une tradition écrite (les thèmes, les standards, sont si bien connus et répétés qu'on peut les considérer avec l'assurance de l'immuable propre à l'écrit). L'improvisation y joue encore une grande part, mais les musiciens, comme des musiciens d'orchestre, sont rodés à bien des exercices, et d'une grande souplesse. Leur participation au projet au titre de créateur, et non simplement d'interprète, augmente d'autant leur investissement et la qualité de leurs jeux.
Côté marocain, il faut se rendre à l'évidence : le flou domine. Les marques sont difficilement retrouvées. Chacun essaie au mieux de suivre le mouvement, de se rappeler ce qu'il est censé faire. Le remplacement, à la dernière minute, de Khalid El Berkaoui par Youssef Tiftal aux percussions marocaines n'aide naturellement pas à l'équilibre de l'ensemble. Bien sûr, quand vient à chacun son tour de briller, de mettre en avant la facette du projet qui lui est la plus familière, le naturel revient au galop, accompagné de ses automatismes, et le change est donné.
Côté slam enfin, là encore, l'hésitation règne et la flamme n'y est pas toujours. C'est alors qu'on se fait la réflexion suivante : les évolutions qu'ont connu les artiste durant ces neuf mois d'intervalles ne trouvent pas leur place au sein du canevas, poétique et musical, dessiné à Royaumont. La tradition orale, plus encore que l'interprétation au sens occidental du terme, suppose une évolution constante - à différentes vitesses : plutôt lente pour les traditions les plus anciennes, extrêmement rapide pour les traditions les plus jeunes, comme le slam. On constate effectivement que même un artiste aussi rôdé au système occidental que Dgiz a lui aussi un peu de mal à se remettre dans l'esprit dans lequel Du Slam à l'Atlas a été créé. Ses riffs, que l'on peut entendre tour à tour comme d'exceptionnelles litanies, voire des logorrhées, ou comme des fleuves verbaux, tumultueux et délirants, où le coq côtoie l'âne et la poire le fromage, ont depuis neuf mois changé autant de focale et de polarité.
Les discours - et même les trames de discours - écrites l'an dernier ne sont plus ceux qu'il écrirait aujourd'hui : le vocabulaire, les sonorités, les rythmes ont sensiblement glissés. D'où ce soir un sentiment diffus et récurrent de maladresse. Seul le souvenir de la première session de concert à Royaumont en octobre dernier - auquel j'ai assisté - permet de distinguer au travers de ce voile de tulle le fantôme fuyant de ce qui fut.
Quant au public, c'est peu dire qu'il est dissipé : ça va et ça vient sans cesse, ça fume, ça téléphone, ça SMSe, ça tchatche constamment. Le contraste est étonnant lorsqu'on a assisté aux premières représentations françaises, qui, en comparaison, étaient plongées dans une sorte de silence obséquieux. Certains, curieux, lèvent l'oreille. La plupart n'accroche pas (le vent froid qui vient de l'océan pour balayer la cour n'aide pas à se concentrer). On se demande légitimement si ce public, formé ou non à l'écoute des musiques traditionnels de leur pays, perçoivent derrière les phrases entonnées par la trompette et le sax, derrière les exclamations swing de la section rythmique, les versifications et lignes mélodiques de la musique amazigh ou arabe qui les ont fait naître. Sorti de son berceau sonore élémentaire - rebab, ghembri, voix -, le matériau brut n'est plus entendu comme tel et la projection s'avère complexe.
Un peu plus tard dans la soirée toutefois, le public se met en branle, et réagit de plus en plus, surtout lorsque les artistes amazigh sont mis en avant : le ghembriste Mehdi Nassouli et la chanteuse Raissa Fatima Tabaamrant au premier chef. Il s'instaure même entre Mehdi et son public un dialogue : des groupes semblent soudain faire bloc lui lorsqu'il arrive à l'avant-scène ! Les passages dont les rythmes sont les plus forts, et donc les plus aisément assimilables, sont les plus appréciés. Quelques jeunes du public (et parmi eux ceux qui se sont produits avec le Théâtre Darna) se joignent à la danse finale, qui se transforme vite en transe.
Malgré la proposition faite par les organisateurs - la direction marocaine du festival, les personnalités du département culturel de l'ambassade de France et du centre culturel français - de rencontrer les artistes et de discuter autour de l'expérience, tout le public est pressé de partir. Avant même la fin des saluts. Et une certaine déception demeure de voir, même après le concert, occidentaux et marocains tacitement séparés. Sur scène, dans le public et parmi les organisateurs.
La moindre qualité de ce projet de la Fondation Royaumont aura été celle-là, d'avoir démontré que, même avec la meilleure volonté du monde, le chemin est encore long d'ici à une véritable entente entre les cultures.
> Tanger, Palais Moulay Hafid, le 1er juillet 2011
Du Slam à l'Atlas
Andy Emler, direction musicale, piano, orgue
Dgiz, slam, poésie performée
Guillaume Orti, saxophone
Laurent Blondiau, trompette
Eric Echampard, batterie
Claude Tchamitchian, contrebasse
Khalid Moukdar, slam, rap
Raissa Fatima Tabaamrant, chant (amazigh)
Mehdi Nassouline, guembri, ghaita, chant
Youssef Mejjad, oud
Youssef Tiftal, percussions marocaines
Said Ait El Moumen, chorégraphie