La distanciation... Tout un programme !
Le TLFi (Trésor de la Langue Française informatisé, dictionnaire made in CNRS) nous dit sur ce concept délicat, que l'on convoque souvent à tors et à travers :
Distanciation, subst. fém. : Théâtre. [P. réf. à la théorie et à la pratique du « théâtre épique » de B. Brecht] Fait pour un auteur, un metteur en scène, un acteur de créer une certaine distance entre le spectacle et le spectateur, afin de développer l'esprit critique de celui-ci, par le choix du sujet, par certaines techniques de mise en scène, par le jeu des acteurs (cf. Hist., spect., 1965, pp. 1053-1054 et 1343; B. Brecht, Écrits sur le théâtre, trad. de J. Tailleur, Paris, L'Arche, 1972; Encyclop. univ., 1969, p. 558; 1974, p. 553) :
L'avantage essentiel que le théâtre épique tire de la distanciation (laquelle vise exclusivement à montrer le monde sous un angle tel qu'il apparaisse comme susceptible d'être pris en main par les hommes), c'est justement son caractère naturel et terrestre, son humour, son refus de toute cette mystique dont le théâtre traditionnel est redevable à des époques depuis longtemps révolues.
B. Brecht, Écrits sur le théâtre, trad. de J. Tailleur, Paris, L'Arche, 1972, p. 337.
Dans une œuvre comme Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, monument de la collaboration Kurt Weill/Bertold Brecht, cette distanciation est absolument essentielle, indispensable, tant l'accent est mis sur les mécanismes de la fable allégorique, et tant le message est insistant. Laurent Pelly, qui, en bon voisin (il dirige le TNT), est venu mettre en scène cette nouvelle production du Théâtre du Capitole, a pris quant à lui le parti de la pousser à l'extrême. C'est donc une distanciation caricaturale. Pelly fait exploser le concept de l'intérieur, en déconstruit sans trêve tous les rouages, avec une minutie ironique et jubilatoire et une intelligence exemplaire - et, qui plus est, sans jamais se répéter !
Ainsi Magne-Hävard Brekke est-il un récitant franchement comique. Ses énoncés sont dits, en allemand puis en français, avec un soin primaire, chaque syllabe se voyant attribuer une véritable valeur musicale - mais sa diction n'est pas statique, elle va croissante : chaque énoncé prend sa place dans un vaste crescendo vocal, en volume et en intention expressive, d'un bout à l'autre de la soirée. Tant et si bien que les langues finiront par s'emmêler.
Idem pour la scénographie de Barbara de Limburg, tout entière asservie à cette joyeuse dé-monstration. Dès le lever de rideau, un écran masque la scène. Et si Pelly y est projeté d'abord une vidéo (une course-poursuite automobile à grande vitesse, prise live, comme en diffusent parfois les télé américaines) qui figure la fuite des trois « pères fondateurs » de la cité (respectivement le superbe Gregg Baker en Moïse la Trinité, le très rond Chris Merrit en Fatty et Marjana Lipovšek, Veuve Begbick manquant parfois un peu de volume), il ne servira heureusement pas qu'à ça. Dans un premier temps, il figure justement, non sans humour, la distance qui sépare l'action et le spectacle - bien aidé en cela par la projection d'animations simples, mais efficaces. Puis son usage évoluera encore, ne supportant plus que les phrases chocs du « message ».
Il sera remplacé dans son rôle de marquage de la distanciation par les différents éléments de décor (des flèches, par exemple, de toutes les tailles et de toutes les couleurs). Installés et désinstallés par des manipulateurs en bleu de chauffe et casque de chantier, ils soulignent en même temps qu'ils tournent en dérision la mécanique brechtienne. On pourrait dans le même goût mentionner les différents cadres lumineux - qui servent tour à tour de petite lucarne de télévision, dans laquelle le récitant annonce l'arrivée imminente de l'ouragan, ou pour suggérer une double, voire une triple mise en abyme. Pour illustrer la « décadence » de la cité - que Brecht décompose en quatre « péchés » - Pelly fait de chacun un lieu : Manger est le nom d'un restaurant, Amour clignote aux murs d'une maison close (aux allures de boite, avec videur et vestiaire, et dans laquelle les filles sont soumises à des cadences effrénées), Se battre est un ring (sur lequel Gregg Baker imite le style de Mohammed Ali) et Boire est bien sûr un bar.
Bien aidé par les spectaculaires lumières de Joël Adams, Laurent Pelly réalise là un sans faute, et l'une des meilleures productions de cet ouvrage lyrique hybride qu'est Mahagonny.
Côté musique, la soirée n'est pas mal servie non plus. L'Orchestre du Capitole est en très grande forme et la baguette d'Ilan Volkov est galvanisante et colorée - les singulières saveurs harmoniques et rythmiques de Weill y sont reproduites avec soin et énergie. Et, si l'on regrettera des chœurs apparemment fatigués, on ne pourra que tomber sous le charme de Valentina Farcas - qui, malgré quelques baisses de régime au premier acte, incarne une Jenny Hill à la fois incroyablement sexy et d'une grande tendresse - et de Nikolai Schukoff, irréprochable en Jim Mahoney.
Bref, cette soirée augure bien de la nouvelle direction artistique de Frédéric Chambert à la tête du Capitole. Bien qu'occupant son poste depuis la saison dernière, ce n'est que cette année qu'il peut imposer ses choix - les saisons se préparant au moins un an à l'avance...
Et nous pouvons donc dors et déjà nous lécher les babines, en attendant le rarissime Les Fiançailles au couvent de Prokofiev en janvier, le doublé contemporain formé par la Medea de Pascal Dusapin, mise en scène par Sasha Waltz en février, et la création de L'aire du dire, de Pierre Jodlowski début mars - ou encore, fin juin, les Aventures, Nouvelles aventures de György Ligeti, que nous avons déjà vues à Lille le ce mois-ci...
Théâtre du Capitole, le 23 novembre 2010